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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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quand se produisit l’événement du 12.
    La pluie s’était mise à tomber sur quatre mille hommes. Ils
sortirent des tranchées croulantes pour se réfugier, à travers les champs
détrempés, dans des villages immensément mornes. Ces Ivan, ces Matvéi, ces
Timochki faméliques ne voyaient autour d’eux qu’un horizon insensé. L’hiver
venait. Neige dans la tranchée, membres gelés, faim au ventre et la pauvre
terre à l’abandon ! Vierge mère de Dieu, Christ sauveur, révolution, chefs
du prolétariat mondial ! quand tout cela finira-t-il enfin ? Ou n’y
a-t-il personne qui pense à nous, qui nous comprenne, personne à qui crier que
nous en avons assez ? Des gars se sauvaient dans les bois. Là étaient les
Verts. Inventer une couleur nouvelle, n’être plus ni blanc, ni rouge, ni vert, ne
plus se battre contre personne ! Nous avons pris la terre, déclaré la paix,
montré que nous en avons assez, mais ce n’est jamais, jamais fini. Des gars se
sauvaient de l’autre côté du front puisqu’on y mangeait mieux, paraît-il. Assez
de commissaires juifs qui n’avaient à la bouche que l’exhortation à la
résistance ! Qu’ils se fassent tuer tout seuls pour défendre leur Kremlin !
Les gens de la terre en ont assez, comprenez-vous ? (Mais ils reviendraient :
car, de l’autre côté du front, c’était pire…)
    L’Armée blanche vêtue d’uniformes britanniques attaqua le 12.
La VI e division s’évanouit devant elle. Quelques hommes se firent
tuer en désespérés dans l’herbe mouillée, sous la gesticulation figée des
branches déjà dépouillées. On cherchait parmi leurs cadavres le juif immonde
pour cracher sur sa sale figure hirsute. L’auteur d’une Philosophie de Goethe eut cette mort. Cette fois, c’était bien la fin, la ville serait prise en huit
jours.
    Il pleuvait banalement. Le professeur et Valérian trouvaient
la situation bonne. Kaas trahissait.
    – Mais, disait le professeur, ce finaud-là ne trahit
que les siens. Il n’a livré aucun des nôtres. Il réserve sa chance, car notre
probabilité grandit. Paraît qu’il reconnaît même à ma place ce vieil imbécile
de Lytaev !…
    – Bien imprudent de sa part, observa Valérian.
    – Kaas n’est jamais imprudent ; il a l’excuse de
ne m’avoir guère connu ; et je l’entends d’ici, faisant le scrupuleux :
« Je crois le reconnaître, mais je ne saurais affirmer que… » Rien n’est
plus convaincant.
    Ils préparaient, dans le confort négligé de ce grand cabinet
de travail, sous le portrait de Tolstoï par Répine, des listes de proscription.
« Celle de Kaas est la plus complète. » Le professeur ressemblait à
une idole polynésienne, en bois bariolé, délavée par les averses. Son lourd menton
carré tombait sur une cravate académique – bien qu’il ne fût pas professeur, naturellement.
La cornée jaune de ses yeux luisait, striée de veinules rouges. Crâne haut, nu,
verdâtre sous l’abat-jour, nez osseux, fiché en triangle au milieu d’une face
pétrifiée. Plusieurs des soixante-sept le touchaient d’assez près : c’est
pourquoi son regard absent ressemblait au reflet passif qu’on trouve dans les
yeux de verre.
    La ville ne pouvait rien savoir ; mais une
indéfinissable angoisse y errait, versée par la pluie, apportée par des fuyards,
colportée dans les queues par les femmes qui avaient lu un manifeste des Blancs.
« L’heure du châtiment approche… » C’est dans l’une de ces journées
que Zvéréva fit une découverte surprenante. Le suspect Danil Pétrovitch Gof s’appelait
en réalité Nicolas (Kolia) Orestovitch Azine ; arrêté sous ce nom un an
auparavant, objet d’une instruction nettement défavorable, il avait été libéré
à l’époque sur un ordre signé d’Arkadi, par une négligence inexplicable. La
sœur de ce suspect, étroitement surveillée, ne fréquentait personne en dehors
de quelques parentes âgées sans intérêt pour le dossier 42 ; mais elle
recevait un militaire au type géorgien très prononcé. Elle fit avec lui une
promenade au parc de Dietskoé Sélo. Elle était toute en blanc sous un grand
chapeau de paille à ruban rose ; lui, ramait. Le mouchard ayant pris un
canot avait réussi à croiser plusieurs fois ce couple et cru reconnaître un
personnage influent de la Commission même… Arrivée là, Zvéréva se sentit
envahie par un bonheur plus grand que celui de l’amoureuse dans la barque de
son amant. Le

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