Ville conquise
ses courtisanes les plus fardées – du prestige, de l’argent,
de la morgue, des manchettes luisantes, assez pour humilier et réduire à une
obéissance orientale des ministres sans le sou, intrigants et sots, guettés par
des camarillas d’officiers, et des généraux, des amiraux, des gouvernants
suprêmes qui faisaient encore convenablement leur métier – ils avaient des
idées polies et arrondies comme leurs ongles, des idées sur la barbarie et la
civilisation, la lèpre juive, l’anarchie slave, l’or de l’Allemagne, la
trahison de Lénine, la folie de Trotsky-Bronstein, le triomphe inévitable de l’ordre
qui permet d’aller au club ou au café et de prendre des douches. Ils
emportaient des caisses de conserves : sardines Amieux, thon, bœuf de la
Plata, Prince’s herrings ; et quand ils décampaient au bruit d’une
fusillade trop proche, dans une auto secouée par un souffle de panique, sous le
pavillon de la Croix de Genève, des partisans jaunes, puant la bête et le lait
de chèvre aigri retournaient avec surprise entre leurs doigts de pâtres ces
boîtes mystérieuses sans ouvertures d’aucune sorte. Des masques olivâtres
criblés de rides s’arrêtaient terrifiés et joyeux devant les miroirs du wagon, s’expliquant
l’un à l’autre que c’était bien eux, là, en face – moi, toi ! celui qui
rit, ce barbu-là, c’est moi ! – ravis de se découvrir, car c’étaient des
hommes du désert qui ne s’étaient jamais vus eux-mêmes.
Et puis, l’un d’entre eux, en tête à tête avec son double, riant
à son double, était pris, sans le savoir bien entendu, du vertige métaphysique.
Je ne veux pas que mon double rie quand je ris ! Je ne veux pas que mon
double soit ! Je veux que finisse ce sortilège inconnu ! Il
saisissait par le canon un tronçon de fusil dont la crosse était faite d’une
racine noueuse et, levant la main sur lui-même, cassait le miroir. Car c’étaient
des hommes du désert qui se battaient victorieusement contre les plus redoutables
sortilèges. Celui-là valait bien Prométhée. Il osait rompre le charme. Il eût
osé ravir la flamme : à moins que ce ne fût qu’une brute recélant dans ses
muscles et sa colère des forces élémentaires. Peu importe.
Ils trouvaient les sardines fades.
Ce qui importe, c’est que la station de Voskressenskoé – Résurrection
– était prise. Télégraphiez au Conseil révolutionnaire de la guerre, un
plâtrier, un mécanicien, un instituteur, assommés du plus lourd sommeil dans
une tente ronde en peaux bariolées. Télégraphiez au Kremlin que la
communication est rétablie. Une chance de salut, plus légère, il est vrai, qu’un
grain de sable des plaines, s’ajoute dans ton plateau de la balance, République.
Une chance ? Voskressenskoé est prise au Turkestan, Rojdestvenskoé – Nativité
– est perdue en Sibérie. Peu importe. Annoncez à la presse : « Progression
au Turkestan. La valeureuse armée de partisans d’Ali-Mirza… »
– Ali-Mirza ? Vous savez bien qu’il a passé à l’ennemi.
– Peu importe. Mettez : le Conseil révolutionnaire
de l’armée des partisans rouges…
Le diacre Epiphane chante des messes expiatoires à
Rojdestvenskoé (Nativité). Un meeting décide à Voskressenskoé (Résurrection) que
la station portera désormais le nom de Prolétarskaia, que la plupart des
habitants prennent pour un nom de femme. Où est la tête d’Ali-Mirza à cette
heure ? Gardons cette photo unique pour le Musée de la Révolution. Barbe
superbe en éventail, lunettes ; on croirait un homme d’affaires d’Occident,
vers 1890. Mais ces rubans de mitrailleuse autour du corps, ce haut turban de
la secte, ces molletières de tommy sur des jambes frêles ? D’où sortait-il ?
Il paraît que sa tête de transfuge, la langue coupée, fut plantée au bout d’une
pique devant la tente d’un ex-sous-officier des cosaques, parfait valseur, jusqu’au
moment où elle ne fut plus qu’un crâne. L’ataman ivre soutint ce jour-là que c’était
le crâne du bolchevik Loukine. Une légende du salut d’Ali-Mirza se créa. Un
faux Ali-Mirza chevauchait dans le désert et dormait dans les ruines des
forteresses de Tamerlan.
Peu importe.
Des bandes, toutes libératrices, parcouraient les routes
entre les hautes herbes des plaines, dans des carrioles alourdies par les
mitrailleuses et les gramophones. Des cavaleries ivres razziaient les petites
villes juives aux vieilles maisons
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