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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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escarmouche. Qui de ces soixante-sept nous eût ménagés ?
Nous savions trop bien ce qui se passait de l’autre côté du front, pendant qu’on
chantait des Te Deum dans les églises et que les gens instruits votaient
des motions sur le retour à la démocratie. Nous nous sentions tous portés à l’avance
sur des listes semblables. Est-ce qu’ils pensaient au nombre d’enfants qu’ils
condamnaient ce peuple à porter au cimetière, quand ils décrétaient le blocus, les
hommes d’État des grandes nations ? Le plus débonnaire de ces ministres
pères de famille avait plus de sang innocent sur ses mains douillettes et proprettes
que le vieil Hérode dont la scélératesse a été bien surfaite et qui du reste
manqua Jésus.
    – Avec ces raisonnements-là, on peut exécuter n’importe
qui. Personne ne compte plus. Le nombre même ne compte plus.
    – Vous vous en apercevez. Il n’est que temps. C’est
bien le raisonnement qu’il nous faut. Nous sommes le 12. Il s’agit de savoir si
la ville tiendra jusqu’au 25. Si c’est non, tous les raisonnements sont mauvais,
car c’est nous que l’on tuera. Si c’est oui, tous les raisonnements sont bons. Pour
être les plus forts, à cette heure, il s’agit de survivre, mon ami.
    – Eh bien ! nous avons peu de chances.
    – Vous croyez ? Alors soixante-sept, ce n’est pas
assez. Vengeons-nous à l’avance, ça augmentera peut-être nos chances. Et puis :
que voudriez-vous faire d’autre ?
    Les dernières touches de soleil posées sur l’énorme coupole
de Saint-Isaac s’évanouirent, et ce fut la fin de l’été. Le beau fleuve large, où
pourrissaient le long des quais de granit les chalands que l’on se hâtait de
démolir, charriait vers la mer les bacilles du choléra, de la dysenterie et du
typhus. Ce fleuve était désert. L’absence de bateaux faisait un grand vide
entre les ponts. Les flèches d’or dressées sur la forteresse, l’Amirauté, le
Vieux-Château, pareilles à de vieilles épées de cour, pâlirent dans un ciel
plus blanc. Au Jardin d’Eté les statues se désolèrent au-dessus des feuilles
mortes ; la grille du fond emprisonnait des déesses exilées. Les rues
droites étaient un peu plus vides qu’au printemps, avec leurs chaussées
effondrées par endroits, leurs façades écaillées, plus lépreuses, un plus grand
nombre encore de carreaux cassés et de vitrines à l’abandon, comme après d’inqualifiables
faillites suivies de ventes à l’encan et de fuites… Tout cela n’avait aucune
importance. Sokolova dansait au Petit-Théâtre, dans le Papillon vert. On
la payait en farine. Le grand ténor Svetchine allait reparaître à l’Opéra dans le
Barbier de Séville. Tamara Stolberg jouait du Vincent d’Indy à la grande
salle du Conservatoire. On pouvait obtenir au marché jusqu’à dix kilos de
pommes de terre pour un habit de soirée défraîchi ; mais on ne donnait pas
plus de cinq morceaux de sucre d’un huit-reflets tout neuf. « Il n’y a
plus que le cirque qui les achète », expliquait la fripière. Et le cirque
allait fermer : des palefreniers méditaient de dévorer ses lions étiques, nourris
de mie de pain. Les divans de cuir atteignaient des prix fous, car d’obscurs
maîtres bottiers s’ingéniaient à en tirer des bottes, des bottines et jusqu’à
de petites chaussures à hauts talons pour les élégantes…
    Le Conseil supérieur de l’Economie régionale procédait à la
réorganisation des directions de l’industrie ; d’où conflits avec les
commissariats des transports, de l’approvisionnement et de l’agriculture, frottements
avec le Conseil central et intervention du Comité régional des syndicats, sourde
opposition de l’Exécutif de la ville, mécontentement de l’Exécutif central de
la République, plaintes au Comité central du parti, délibérations du Conseil
des commissaires du peuple, projet de convocation d’un congrès extraordinaire
des institutions économiques, réclamations exaspérées de la Commission suprême
du ravitaillement de l’armée qui…
    Fleischman était rentré spécialement du front pour rédiger
en toute hâte, avec le groupe Kondrati, de nouvelles thèses sur l’organisation
verticale des secteurs industriels (cf. la résolution du VII e Congrès des Soviets, le titre IV de la résolution du VIII e Congrès
du parti, la circulaire 4827 du Comité central ; ne pas oublier de citer
la lettre d’Engels à Sorge, de mars 1894)

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