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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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nourri depuis des mois de pommes de terre gelées frites à l’huile de
ricin, fracture à lentes poussées le grand secrétaire en acajou de la
présidence du Sénat, beau meuble du temps de l’empereur Paul, mais il le faut !
Son cœur bat comme un bourdon. La minute du risque est venue si simplement. Demain
peut-être ces archives brûleront, il faut pourtant sauver les lettres
autographes du grand provocateur. Il les emporte sur sa poitrine étique ; et
sa claudication dans la rue est plus joyeuse que s’il avait de nouveau, par
miracle, vingt ans et de délirantes lettres d’amour à relire le soir. Il
étouffe un rire muet sur ses lèvres pincées. Une corvée de bourgeois surveillée
par deux soldâtes en jupons courts creuse des tranchées devant le pont de la
Trinité. L’archiviste contemple un moment leur lent travail probablement
inutile : des femmes en paletots démodés brouettent maladroitement les
pavés de bois ; les hommes n’ont pas l’air de mauvaise humeur. Qu’on
prenne la ville maintenant, je m’en moque !
    On vole les stocks de la commune, on vend jusqu’à des stocks
inexistants. Qui s’y retrouvera demain ? De l’argent pour fuir, de l’argent
pour se cacher, de l’argent pour s’acheter des papiers, de l’argent pour trahir,
de l’argent pour jouir et s’enrichir. Des maquerelles dont on se transmet
discrètement le téléphone vous offrent les charmantes du corps de ballet. Une
favorite de grand-duc ? Une sentimentale qui s’attache ? Ou une
perverse, voulez-vous ? Il subsiste invisibles, dispersés dans la ville
égalitaire, des sérails où l’on jouit de vivre oublieux des disciplines, des
assemblées, de la révolution même, pourvu qu’on ait des brillants. Et il n’y a
qu’à les prendre, les brillants, quand on les trouve. Des antiquaires
expropriés qui ne sont peut-être que des pilleurs d’épaves vous offrent de
précieuses miniatures : ça gardera toujours sa valeur, c’est facile à
cacher, d’un transport aisé. On passe la frontière une nuit, une petite valise
à la main – défends-la bien, ta petite valise, dans le bois noir ! – et l’on
est riche ! Ah ! Des contrebandiers qui ne sont peut-être que
des indicateurs de la Commission extraordinaire vous conduiront en Finlande (ou
au guet-apens) pour quelques milliers de roubles. Mais où cacher les brillants ?
Songez-y bien. Dans le talon des bottes ? Connu. Un bon truc neuf : dans
des boutons de pardessus. Sous des allumettes, dans une boîte d’allumettes qu’on
affecte de négliger. Dans l’anus, comme font les forçats… Des hommes habillés
de cuir noir, pareils à nous, de garde à leur tour dans les services de l’Exécutif,
vendent les stocks de la commune et jusqu’à des wagons de vivres déjà volés. Une
face épaisse d’âpre laboureur mal dégrossi dans les soutes des cuirassés sourit
aux miniatures : Paul I er , nez kalmouk, yeux bordés de rouge et
tricorne, une marquise au teint bleuâtre, Napoléon. Et si la ville tient ?
Prendre la perverse ou la sentimentale ? La face s’immobilise, échauffée
par un soudain afflux de sang. Les deux, le diable m’emporte, je suis un mâle, moi !
et j’ai là une fortune… Cinq heures. C’est le moment d’aller dîner à la table
de l’Exécutif, la seule où l’on ait une soupe succulente au cheval faisandé. Puis,
rapport au président. « État des vivres : mauvais. Gromov, ça ne peut
pas durer… » Gromov n’est que zèle, explication rude, dévouement
prolétarien sans façons. « Les transports, ces salauds de cheminots qui ne
pensent qu’à leur ventre, tous des spéculateurs ! » – « Enfin, proposez
quelque chose, Gromov, voyons ! » – « Je propose des
réquisitions sur les marchés. Allons-y militairement. » (On reprendra sur
les marchés, au bruit des coups de fusil en l’air de la milice, dans la panique
des femmes affolées, la farine et le riz vendus avant-hier à André
Vassiliévitch pour deux barrettes de brillants.)
    Le vaste Institut est déjà vide aux étages. Au
rez-de-chaussée s’organise mornement une cohue de jours d’émeute. Est-ce la
mobilisation ou la fuite qui vide les bureaux ? Le président n’en sait
trop rien. Son pas est mou. Les mains dans ses poches, l’allure du monsieur qui
sort d’un petit café, il suit le long corridor droit. Les portes des anciens
dortoirs de jeunes filles portent des numéros. 82, Comité du parti, 84, Service
de

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