Voltaire
les fronts de bataille, des épîtres en vers qui, aujourd'hui, feraient un affreux et juste scandale.
Frédéric à Voltaire :
Peuple charmant, aimables fous,
Qui parlez de la paix sans songer à la faire,
A la fin donc, résolvez-vous ;
Voulez-vous la paix ou la guerre ?
Voltaire à Frédéric :
Puisque vous êtes si grand maître
Dans l'art des vers et des combats
Et que vous aimez tant à l'être,
Rimez donc, bravez le trépas ;
Instruisez, ravagez la terre ;
J'aime les vers, je hais la guerre,
Mais je ne m'opposerai pas
A votre fureur militaire.
Je conçois qu'on ait du plaisir
A savoir, comme vous, saisir
L'art de tuer et l'art de plaire.
Nous le concevons moins aisément. « C'est, conclut Frédéric, à M. Martin et à maître Pangloss à discuter cette matière, et à moi à me battre tant qu'on se battra. Pour vous qui êtes spectateur de la pièce sanglante qu'on joue, vous pourrez nous siffler tous tant que nous sommes. »
Les rapports entre les deux hommes avaient changé, les lettres étaient plus franches, les épithètes moins flatteuses : « Votre métier de soldat et votre place de Roi ne vous rendent pas le cœur bien sensible », écrivait amèrement Voltaire, et Frédéric, au moment de l'affaire du Chevalier de La Barre, opposait à Voltaire la raison d'Etat : « Faut-il heurter de front des préjugés que le temps a consacrés ?... Souvenez-vous de ce mot de Fontenelle : "Si j'avais la main pleine de vérités, je penserais plus d'une fois avant de l'ouvrir." » Ces choses dites, on s'admire l'un l'autre. Et, plus tard, quand Frédéric aura survécu à Voltaire, il ne l'oubliera pas : « Je lui fais tous les matins ma prière. Je lui dis : divin Voltaire, priez pour nous. »
Une autre souveraine « éclairée », belliqueuse, était devenue l'amie du patriarche : c'était la grande Catherine. La correspondance avait commencé à propos du Pierre le Grand. Elle continua, respectueusement familière, Catherine louant Voltaire de défendre Calas, Voltaire louant Catherine de faire triompher dans ses Etats « la raison, l'innocence et la vertu ». Il y eut entre eux un long marivaudage à propos de la guerre de Turquie : « J'avoue que, malgré la guerre, mon village a fait partir des caisses de montres pour Constantinople.Ainsi me voilà en correspondance à la fois avec les battants et les battus. Je ne sais pas encore si Moustapha a acheté de mes montres, mais je sais qu'il n'a pas trouvé avec vous l'Heure du Berger, et vous lui faites passer de très mauvais quarts d'heure. »
On ne sait si Voltaire trouva plaisir d'esprit à ces royales amitiés; il y trouva certainement plaisir de vanité. Il en était venu à éprouver lui-même assez fort le sentiment de sa majesté intellectuelle et jugea très choquant que l'Empereur Joseph II, ayant traversé Genève, ne fût pas venu à Ferney, comme tout le monde.
Le nombre des visiteurs croissait avec les années. D'Alembert vint et fut charmé. Le Chevalier d'Etallondes, l'un des héros de la malheureuse affaire d'Abbeville, fut accueilli avec émotion. Mais Voltaire, toujours pressé de travail, fuyait les voyageurs ordinaires. Il y en avait tous les jours : artistes, savants, philosophes, princes allemands, princes polonais, princes russes. Il s'en débarrassait en jouant de sa vieille arme : la maladie. Si on lui annonçait un fâcheux : « Vite, vite, du Tronchin... disait-il. Vous voyez un mourant, je n'ai plus que quelques instants à vivre... » Il était perclus, sourd, presque aveugle. La minute d'après, il sautait avec la légèreté d'un enfant pour arracher de ses plates-bandes « de petites herbes parasites très fines, très déliées, cachées sous les feuilles des tulipes et que son interlocuteur avait toutes les peines du monde à distinguer ».
Tous les visiteurs ont décrit son aspect cadavérique. Lui-même, quand Pigalle souhaite faire sa statue: «Monsieur Pigalle doit, dit-on, venir modeler mon visage. Mais, Madame, il faudrait que j'eusse un visage ! On en devine à peine la place. Mes yeux sontenfoncés de trois pouces; mes joues sont de vieux parchemins mal collés sur des os qui ne tiennent à rien; le peu de dents que j'avais est parti. On n'a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état. » Le « pauvre homme » retrouve toute son activité d'esprit pour tirer du sculpteur des arguments en faveur de sa thèse favorite. Il demande à Pigalle combien il faudrait de temps pour sculpter un
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