Voyage au Congo
qu’il tient devant lui, presque contre lui. Traversée de l’Ouham ; au-dessus du courant des eaux, un fleuve de vapeurs, au cours plus lent, se déroule et s’écoule en se déchirant ; le jour naissant faiblement les colore.
Quantité d’insignifiants petits villages – si l’on peut appeler ainsi des groupements de quelques cases très misérables dont les habitants, devant un maigre feu, ou sur le pas des portes, ne nous saluent pas, se détournent à peine pour nous regarder passer. Les huttes rappellent les abris précaires de nos charbonniers dans les bois. Un peu moins, ce serait la tanière. Et cette absence d’accueil, à notre arrivée, de sourires et de saluts à notre passage ne semble point marquer de l’hostilité, mais la plus profonde apathie, l’engourdissement de la bêtise. Quand on s’approche d’eux, ils ne bougent guère plus que les animaux des Galapagos ; quand on tend à quelque enfant un sou neuf, il s’effare et ne comprend pas ce qu’on lui veut. L’idée qu’on puisse lui donner quelque chose ne saurait l’atteindre, et si quelque aîné, ou l’un de nos porteurs cherche à lui expliquer notre bon vouloir, il prend un air surpris, puis tend les deux mains jointes en écuelle.
Le village où nous campons ne le cède en rien à ceux que nous avons traversés, en misère, en saleté, en dénuement de toute sorte, en sordidité. À l’intérieur des cases, une indicible puanteur. Je doute si les enfants ont jamais été lavés. L’eau sert sans doute aux besoins de la cuisine, après quoi il n’en reste plus pour la propreté. Elle vient d’un maigre marigot, qui sort d’un marécage à plus de deux cents mètres du village, puis se perd dans une fondrière.
Et pourtant, depuis ce matin, sur la route, d’assez importantes cultures : mil (qui tend à remplacer le manioc), sésame, et surtout des céaras, de véritables vergers de céaras. Encore trop jeunes pour être exploités. Quelques champs de coton.
Les récoltes de mil et de sésame sont enfermées dansde grands paniers oblongs suspendus aux branches des arbres, à l’entour du village.
21 décembre.
Partis à 6 h 1/2, nous arrivons à Bosangoa vers onze heures. Nombreuses équipes de travailleurs sur la route, qu’ils achèvent et sur laquelle nos autos devaient être les premières à passer. Importantes cultures (surtout du mil) ; mais villages et peuple encore plus désolants que la veille. Parfois, un peu en retrait de la route, quelques huttes sommaires bâties sans soin aucun ; des branches feuillues tiennent lieu de porte. Pas un salut, pas un sourire, à peine un regard quand on passe.
À Bosangoa, M. Martin, adjoint des services civils, qui remplace momentanément M. Marcilhasy, l’administrateur en tournée, nous accueille. Poste important ; avenues d’aloès. Quantité d’oiseaux, dont des compagnies de ce très bel échassier blanc, qu’on appelle « pique-bœuf » ; quelques phacochères {67} apprivoisés.
Après la sieste, chaleur accablante.
Bosangoa, 23 décembre.
Nuit très fraîche ; froide même vers le matin. Pas eu trop de deux couvertures et de deux sweaters, de deux pyjamas et d’un manteau, pour achever une nuit commencée sous un simple drap. Je m’étais couché sitôt après dîner, très fatigué par un fort rhume.
Marc cependant va rôder autour du camp, suivant son excellente habitude de chercher à voir ce qui ne se montre pas au grand jour. Il rentre tard et très ému par ce qu’il vient de surprendre : non loin de notre gîte d’étape, à l’abri du camp des gardes, un abondant troupeau d’enfants des deux sexes, de neuf à treize ans, parqués en pleine nuit froide auprès d’insuffisants feux d’herbes. Marc, qui veut interroger ces enfants, fait venir Adoum ; mais celui-ci ne comprend pas le baya. Un indigène se propose comme interprète, qui traduit en sango ce qu’Adoum retraduit en français : Les enfants auraient été emmenés de leurs villages, la corde au cou ; on les fait travailler depuis six jours sans salaire, et sans leur donner rien à manger. Leur village n’est pas si loin ; on compte sur les parents, les frères, les amis, pour apporter leur nourriture. Personne n’est venu ; tant pis.
La double transmission des questions et des réponses ne va pas sans quelque confusion ; mais le fait reste clair… Si clair que l’interprète bénévole, dès que Marc a le dos tourné, est appréhendé par un garde
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