Voyage en Germanie
traversée, on sera en fâcheuse posture. Des plaques pectorales et un tablier protecteur, ça donne au moins une chouette impression de fausse sécurité.
— Et si vous tombez sur un bec ?
— J’ai un plan.
Il s’abstint de tout commentaire.
— Glaive ?
— Je me sers toujours du mien.
— Javelines ?
— Nous en avons apporté des tas par bateau.
Justinus s’était occupé de ça.
— Des grèves, alors ?
— Laisse tomber, je ne suis pas je ne sais quel officier tape-à-l’œil.
— Gamelle ?
Je le laissai me pourvoir d’un casque.
— Tiens, prends aussi ça.
Il me fourra quelque chose dans la main. C’était un petit morceau de stéatite taillé en forme d’œil humain piqueté de divers symboles mystiques.
— Les armes ne te seront pas d’une grande utilité. Le seul autre truc que j’ai en réserve, c’est la magie.
Un type généreux. Il m’avait donné son amulette personnelle.
Trop de jours s’écoulèrent à mon goût, passés à patauger dans les marais. L’Île devait déjà être un bourbier avant même le début des troubles. C’était un vrai paysage de delta, tout en vase et plaines salines. Il y courait tellement de rivières que la terre semblait une simple prolongation de la mer. Un mauvais hiver au cours de la campagne de Cerialis avait causé encore plus d’inondations qu’à l’accoutumée. Laissé à l’abandon par une population durement frappée, le sol se remettait péniblement. Des lopins qui auraient dû être cultivés restaient inondés. En outre, Civilis avait sciemment rompu la digue de Germanicus, éventrant le mur de façon à ravager de vastes régions lors de son ultime offensive. Nous pensions à Petilius Cerialis et ses hommes, bataillant pour que leurs chevaux marchent au sec sur les caillebotis, évitant flèches et trombes d’eau tout en se repliant dans la boue, cherchant les fondrières du regard, harcelés en permanence par les Bataves qui tâchaient de les attirer vers la mort dans les marécages.
Batavodurum, la capitale batave, avait été rasée. Aujourd’hui rebaptisée Noviomagus, elle devait être rebâtie et abriter une garnison. Vespasien m’en avait parlé mais cela ne prenait son sens que maintenant, alors que nous nous trouvions au milieu des maisons éradiquées, en train de contempler les efforts pénibles et décousus des habitants qui tâchaient de rendre vie à leur cité en s’abritant pour l’heure sous des tentes avec le cochon et les poulets de la famille. Les choses devaient commencer à s’arranger, toutefois, car nous rencontrâmes des architectes militaires romains qui se livraient à une étude. Ils étaient là en service commandé et discutaient avec les responsables municipaux des matériaux et ouvriers qualifiés qui allaient être nécessaires.
Au cours de l’ultime offensive rebelle, alors qu’il se retirait en sa région natale, Civilis avait été assiégé à Batavodurum, puis refoulé loin à l’intérieur de l’Île. Il avait incendié tout ce qu’il était forcé d’abandonner. Toutes les fermes qui lui échappèrent furent détruites par nos soldats – à l’exception de celles appartenant à Civilis lui-même. Vieille tactique mesquine qui consistait à épargner les biens du chef de façon à ce que ses partisans durement touchés se prennent envers lui de jalousie et de colère, lui-même n’atteignant jamais le point crucial où il n’aurait plus rien à perdre. Nous remontâmes sur ses traces vers l’intérieur de l’Île. Du fait de cette politique sélective de la terre brûlée, nous discernions les biens qui constituaient le domaine du chef, en lequel il aurait dû se trouver. Or il avait renoncé à ses prés noyés, à ses huttes basses. Aucun des membres de sa grande famille n’habitait plus là, et lui-même demeurait introuvable.
Peut-être la tactique avait-elle fonctionné. Les Bataves étaient un peuple ruiné – provisoirement, en tout cas –, et leur attitude envers le prince qui les avait ruinés semblait désormais ambiguë. Pour la première fois, nous commençâmes à nous demander si Civilis nourrissait encore des projets de guerre. L’idée me vint qu’il avait pu s’enfuir par peur du poignard de l’assassin.
Nous n’eûmes pas le sentiment d’être en danger sur l’Île. L’ambiance y était maussade, mais les populations avaient accepté la paix et l’alliance d’autrefois. Les Bataves formaient à nouveau un peuple libre au sein
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