Voyage en Germanie
le fleuve principal : nous savions depuis le départ que faute de rameurs expérimentés, nous devrions nous laisser aller au fil du courant. Ce qu’il fallait faire, c’était dériver jusqu’à la rive romaine du Rhenus, puis gagner doucement Vetera à la voile. Remonter le courant serait impossible. Pour des amateurs luttant dans le but de stabiliser une galère énorme et fuyarde, les choses seraient déjà bien assez délicates comme ça. Si au moins nous parvenions à rallier le Rhenus sans encombres, nous pourrions héler un bâtiment de la flotte pour qu’il nous remorque… ou même qu’il nous embarque, car nous laisserions volontiers tomber tous les lauriers couronnant la prise du Liburne moyennant un rapide retour au bercail.
Le destin, qui s’était montré assez généreux comme ça, nous tourna alors le dos en toute splendeur. Entraîné par le courant croissant et alourdi par la pompe de cale noyée, le vaisseau amiral se mit à tournoyer lentement. Il devint manifeste, même à nos yeux, qu’il avait entrepris de couler. La situation était désespérée. En novembre, le fleuve est à son niveau le plus bas, mais il n’en demeurait pas moins impétueux, or nous n’étions pas tout à fait des volatiles à pattes palmées.
Helvetius hurla :
— Va falloir qu’on accoste avant que le Rhenus emporte ce rafiot !
Il avait raison. Nous nous trouvions du mauvais côté de la rivière – et toujours sur le mauvais cours d’eau – mais pour peu que le Liburne coule au beau milieu, nous perdrions tout, et les hommes se noieraient. Nos gars avaient peut-être grandi dans des ports, mais il ne se trouvait guère que les célèbres Bataves pour nager dans le Rhenus, survivre, et s’en vanter par la suite. Je ne pipai pas mot, mais je connaissais au moins un membre de notre groupe – moi – qui n’avait jamais appris à nager.
Par chance, bien que notre galère acariâtre refuse obstinément de voguer gentiment vers la sécurité, elle ne vit aucune objection à s’échouer sur une rive ennemie.
Nous accostâmes, c’est-à-dire qu’elle divagua de son propre chef jusqu’à la grève la plus boueuse qu’elle puisse trouver et s’y vautra avec un grincement déchirant, nous révélant qu’elle n’était désormais plus bonne qu’à pourrir sur place. Bien que le navire soit ancré, lui, l’équipage écœuré dut patauger à travers un interminable bourbier d’eau croupie et de vase pour atteindre ce que les pieds humains considèrent comme la terre ferme. Le Liburne avait opté pour la rive des Tenctères. Nous espérions au moins que ces derniers ignoraient que nous nous étions éclipsés de la tour de Veleda dans des circonstances que leurs collègues bructères auraient sans doute souhaité approfondir.
La jonction de ces deux grandes voies d’eau composait un paysage lugubre. Il faisait froid. L’environnement tout entier semblait inhospitalier. Le sol étant trop spongieux pour être cultivé, l’endroit avait l’air désert et inhabité. Un vol d’oies sauvages traversant tout à coup le ciel sans autre bruit que le bruissement fantomatique des ailes nous surprit plus qu’il n’aurait dû. Nous étions tellement sur les nerfs que cela risquait de provoquer des incidents.
Le Rhenus était en vue ; nous dépêchâmes un petit détachement chargé d’aller gadouiller sur la berge pour repérer un navire romain à héler. Pour une fois, il n’y en avait aucun… comme de bien entendu. Notre groupe de guetteurs laissa tomber cette corvée et revint, bravant les ordres, en prétendant sans grande conviction que le sol était trop marécageux pour traverser, mais nous étions trop abattus pour les sermonner. En sa qualité de centurion, Helvetius tenta péniblement de nous redonner du cœur à l’ouvrage.
— Et maintenant, Falco ?
— Maintenant je vais faire sécher mes chaussures, puis passer au moins trois heures dans mon hamac à déclarer les autres responsables de la tournure désastreuse des événements… Quelqu’un a autre chose à suggérer ?
— Tribun ?
— J’ai trop faim pour avoir des idées lumineuses.
Nous avions tous faim. Helvetius proposa donc que, puisque nous étions coincés là et que l’endroit grouillait d’oiseaux des marais et autres animaux sauvages, nous ferions tout aussi bien de déballer les javelines qui n’avaient jamais servi et d’aller chercher du gibier un peu charnu. Je me souvins qu’il avait jadis raillé ces
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