Voyage en Germanie
imbéciles d’officiers qui tenaient à chasser le sanglier dans des endroits qu’ils savaient dangereux, mais la faim tenaillait nos gars au point de les rendre maussades, aussi le laissâmes-nous partir à la tête d’une équipe de ravitaillement. J’envoyai Lentullus chercher des écrevisses muni d’un seau, histoire de ne pas l’avoir dans les pattes. Le reste du groupe et nous vidâmes le navire et chargeâmes les chevaux provisoirement soustraits à la marmite maintenant que nous avions besoin d’eux. Puis nous nous mîmes en route en direction d’un terrain plus sec où établir notre camp.
J’avais les pieds mouillés, et la perspective de partager une tente pour huit avec vingt-quatre autres personnes me démoralisait d’avance. La pierre de notre briquet à amadou était tellement usée, à cette heure, que personne ne put allumer le feu. Helvetius avait le chic, lui… il savait tout faire. Sa présence était donc hautement nécessaire, or juste à ce moment-là, Orosius et les autres firent irruption dans le camp avec deux ou trois oiseaux des marais bien amochés, avouant qu’Helvetius semblait avoir disparu.
Cela lui ressemblait si peu que je compris sur-le-champ qu’une catastrophe s’était produite.
Justinus resta pour garder le camp. J’emmenai Orosius, un cheval et notre coffre d’infirmerie.
— Où étiez-vous la dernière fois que vous l’avez vu ?
— Personne en est sûr. C’est pour ça qu’on est revenus, tous.
— Par Jupiter !
Cela ne me disait vraiment rien de bon.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Falco ?
— À mon avis, il doit être blessé. Ou pire.
Comme de bien entendu, le gars fut incapable de se rappeler où le groupe s’était scindé. Tandis que nous écumions les marais, il nous semblait entendre des bruits, comme si quelqu’un nous suivait. Nous nous faisions peut-être des idées, car les bruits nous parvenaient par intermittences, mais nous n’avions pas le temps de nous attarder. Nous arrivâmes à un endroit où des bras morts de la rivière stagnaient au milieu de roseaux géants. Là, sur un talus d’herbe ferme, au bord d’une crique, nous trouvâmes notre homme.
Il était vivant. Mais il n’avait pas pu appeler à l’aide : une lance romaine lui transperçait la gorge, une autre l’aine.
— Grands dieux ! Toi et tes petits salopards sans cervelle de copains, vous paierez ça, Orosius : on en étranglera un…
— Mais c’est pas nos lances à nous…
— Ne raconte pas d’histoires ! Regarde ça… regarde !
C’étaient des lances romaines. Pas de doute. Des fers de vingt bons centimètres de long montés sur un manchon d’acier souple qui s’était plié sous le choc. C’était fait pour. Planté dans le bouclier de l’ennemi, ce long manche en bois traînant à la suite d’une pointe tordue interdit tout déplacement, et il est impossible de l’arracher pour s’en débarrasser. Pendant que la victime se débat, on la charge au glaive.
Le centurion leva vers moi des yeux qui suppliaient… ou, plus vraisemblablement, qui me donnaient des ordres. J’évitai de croiser ce regard marron intense, fébrile.
Quelque part, tout près, un oiseau s’envola en criant.
— Fais le guet, Orosius…
On ne devrait jamais s’affoler à la vue du sang, c’est un médecin qui m’a dit ça un jour. Il pouvait se permettre de jouer les philosophes, lui : le sang lui assurait son gagne-pain. Pour l’heure, si ce médecin précis avait surgi au détour d’un saule, j’aurais fait de lui un milliardaire. Helvetius gémit, réprimant courageusement son cri. Face à cet homme qui souffrait de façon aussi atroce, il était difficile de ne pas prendre peur. Je n’osais pas le déplacer. Même si je parvenais à le ramener au camp, cela ne serait d’aucun bénéfice : ce qu’il fallait faire pouvait tout aussi bien être fait ici. Ensuite, nous pourrions envisager de le transporter.
Je roulai ma cape en boule pour la glisser sous la lance la plus basse. Pas encore en état de choc, Helvetius agrippait lui-même l’autre. Rompre le manche en bois contribuerait à réduire le poids des lances, mais compte tenu de l’angle selon lequel les fers étaient plantés, je n’osais pas tenter le coup…
Des voix. Heureux de trouver un prétexte, Orosius disparut pour aller voir. Je marmonnais, en partie pour rassurer Helvetius, mais surtout pour me calmer.
— Ne me regarde pas comme ça, vieux. La seule chose que tu aies à
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