4 000 ans de mystifications historiques
et, pis, de les faire cuire dans de grands chaudrons pour les manger et les servir à leurs clients. Marie Breysse n’était-elle pas réputée comme cuisinière ? Dieu merci, la justice du roi Louis-Philippe avait enfin sévi. Ces mécréants avaient en effet commis une erreur : ils avaient conservé la houppelande d’un riche client, Antoine Enjolras, retrouvé mort au bord de l’Allier.
Les témoignages abondèrent : certains avaient même vu bouillir dans les affreux chaudrons des Martin les mains et les pieds des victimes, et ils avaient aperçu – ou senti ? – des fumées nauséabondes s’échapper des cheminées de leur auberge. On avait vu Martin transporter des cadavres dans sa charrette. Et certains clients de l’auberge avaient même entendu Martin réveiller des clients qui les imploraient : « Ne me tuez pas ! » et l’aubergiste leur dire : « Tu vas y passer toi aussi ! »
Même un personnage qui n’avait pourtant pas besoin de se faire de la publicité, le baron Haussmann, prétendit s’être enfui de justesse de l’effroyable auberge. Pure affabulation : il n’y dormit même pas.
L’établissement fut surnommé l’« Auberge rouge ». Il hanta l’imaginaire populaire pendant cent soixante-quinze ans et peut-être y traînera-t-il encore dans les esprits mal informés. Après avoir inspiré des romans-feuilletons et des pièces de théâtre de Grand Guignol, comme L’Auberge des Adrets , il servit de sujet à un auteur aussi réputé qu’Albert Camus, dans Le Malentendu . Puis deux films reprirent le thème au XX e siècle, l’un en 1951, l’autre en 2007…
Une des grandes affaires criminelles des deux siècles passés. Ou plutôt, une des plus graves mystifications judiciaires de l’histoire.
*
En 2006, l’auteur de ces pages reprit un à un les témoignages à charge – il n’y en eut pas à décharge –, providentiellement recopiés par un chercheur, Paul d’Albigny, avant 1886, date à partir de laquelle toutes les pièces du procès ont mystérieusement disparu de tous les greffes des juridictions intéressées – Peyrebeille, Lanarce, Aubenas, Coucouron. Un mystère qui n’est pas étranger au véritable secret de l’affaire.
Tous sans exception, y compris ceux qui figurèrent dans les attendus du procureur, bien entendu, comportaient de telles invraisemblances qu’on pouvait les qualifier de faux témoignages.
Ainsi de la disparition d’« un riche marchand juif », en 1814, alors que l’auberge n’avait même pas été construite.
Ainsi d’un homme qui, pour sauver sa vie, se serait enfui en sautant par la fenêtre de sa chambre et serait retombé sur ses pieds avant de prendre ses jambes à son cou : une visite à l’auberge, qui existe toujours et qu’on visite comme un lieu historique, sous conduite d’un guide, permet de constater que ladite fenêtre est une meurtrière de moins d’un mètre de côté dans un mur d’un mètre d’épaisseur et qu’elle est située à cinq mètres du sol ; il est impossible de s’y glisser sans des contorsions acrobatiques et de se laisser tomber au sol sans se rompre les os.
Un examen du fameux four où des témoins auraient vu cuire des restes humains dans un chaudron démontre la fabrication de ces témoignages : le foyer peut tout juste accueillir une marmite de dimensions courantes et il aurait fallu dépecer les victimes en quartiers si petits que l’opération aurait chaque fois nécessité une équipe de bouchers. D’ailleurs, on n’a pas retrouvé de vestiges humains dans la propriété.
Ainsi de la déposition du principal témoin à charge dans l’affaire du meurtre d’Enjolras, le colporteur Chaze, truffée de contradictions ; ni l’itinéraire qu’il prétendait avoir suivi pour arriver à l’auberge, ni les circonstances dans lesquelles il y aurait passé la nuit en compagnie de la victime ne présentent la moindre cohérence. Ses deux dépositions, à plusieurs mois d’intervalle, divergent sur des points essentiels.
Par ailleurs, la thèse de l’assassinat d’Enjolras pour motifs crapuleux est invalidée par le fait que le mort portait son argent sur lui. La houppelande ? Enjolras s’était arrêté pour déjeuner chez Martin et avait laissé ce lourd vêtement chez son hôte pour sortir ; c’est alors qu’il avait été assassiné. Mais aucun motif à ce crime n’avait jamais été établi.
Aucun procureur contemporain n’eût accepté un tel
Weitere Kostenlose Bücher