4 000 ans de mystifications historiques
Bonaparte.
L’ouvrage, ô paradoxe, se présente comme une démystification. Des historiens « officiels » auraient fait croire à la nation que l’Empereur s’était embourbé en Russie et qu’en 1814 il aurait été exilé dans une île dont il se serait échappé – comme si l’on pouvait s’échapper d’une île ! Puis ces mêmes faussaires auraient fait croire que l’Empereur aurait été battu de nouveau et exilé sur une autre île, alors que chacun sait bien qu’au retour d’une expédition en Afrique il avait fait miner Sainte-Hélène et qu’elle avait été engloutie par les flots. D’ailleurs, elle ne figurait plus sur aucun atlas.
Pourquoi celer la vérité ? Napoléon avait conquis la Russie et, fort de l’appui de toute l’Europe et du nouveau pape (son oncle, le cardinal Fesch), il avait réussi le deuxième débarquement en Angleterre de l’histoire – le premier avait été celui des Romains – et il était devenu maître du continent : tous les royaumes européens étaient ses vassaux. Il avait ensuite soumis l’Empire ottoman, l’Afrique, la Chine…
Certains passages sont hallucinants d’invention. Ainsi, Napoléon, « dans le même système de conquête politique et religieuse », faisait « enlever et transporter en Europe les rois et les familles royales entières » et « sur la crête des pagodes et des forteresses, il plantait la croix et son drapeau tricolore ».
Au moment d’être ainsi transporté sur un vaisseau français, le roi d’Annam fit demander une audience au conquérant. « Que me voulez-vous ? », lui dit Napoléon en entrant dans la salle de l’entrevue. Le roi d’Annam, sans se servir d’un interprète, se dressa avec fierté et lui dit dans un mauvais français : « Que vous me traitiez en roi. – Vous avez lu l’histoire », lui répondit l’Empereur avec un sourire railleur. Et, lui tournant le dos, il s’adressa à ses généraux et dit : « Cet imbécile croit que j’ai fait trois mille lieues pour jouer une parodie ! » Et il partit sans parler davantage au malheureux prince, qui fut en effet traité comme le reste des rois vaincus, traîné à bord d’un vaisseau et conduit en Europe.
Napoléon étant à Ummerapoura, des Birmans lui amenèrent des licornes vivantes ; cet animal extrêmement rare avait même été jusque-là considéré comme fabuleux.
Il faut se le tenir pour dit : Napoléon est alors le seul monarque universel que la terre ait jamais connu.
Près de deux siècles plus tard, la lecture de ces extravagances est aussi divertissante que celle des aventures de Tintin. La description de l’Afrique laisse penser que le juge était grand lecteur de récits d’exploration. Quelques épisodes sont d’un goût discutable, comme la conversion spontanée des juifs au christianisme (Napoléon leur concède l’île de Chypre, dépeuplée par une épidémie).
La politique-fiction n’existait pas à l’époque ; comme il est exclu que Louis Geoffroy ait cru à ses fantaisies, il faut donc en conclure qu’il fut l’inventeur de ce genre. Et l’on souhaiterait que toutes les mystifications fussent aussi divertissantes.
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Bien différent est l’opuscule qui fut publié pour la première fois à Londres, en 1817, chez John Murray, Albemarle Street, sous le titre Manuscrit venu de Sainte-Hélène d’une manière inconnue (27) . Le caractère en est résolument sérieux : d’une centaine de pages, il se présente, en effet, comme le début des mémoires que le monde attend du grand exilé.
L’ouvrage trouble par son style énergique et nerveux, ainsi que par la connaissance de l’envers de la politique impériale. On serait tenté de croire qu’il fut véritablement rédigé ou dicté par Napoléon. On le crut, d’ailleurs à l’époque, ce qui valut à ce texte une diffusion remarquable ; Metternich rapporte dans ses Mémoires que le Manuscrit fit un « grand effet » en Europe, où l’on pensa que c’était l’amorce des mémoires que Napoléon écrirait en exil. Mais nous savons qu’il n’est pas de l’Empereur déchu. Car un exemplaire lui en ayant été rapporté par l’amiral anglais Plampin, l’exilé déclara à Gourgaud que c’était « un ouvrage qui marquerait] et fer[ait] époque ».
Il s’agit d’une apologie de la politique impériale qui apparaît au moment le plus opportun : déçus par la politique de la Restauration et la vague réactionnaire qui
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