Abdallah le cruel
tombé, foudroyé
par le poison. L’enquête n’avait pas permis de découvrir, parmi les centaines
de personnes employées dans les cuisines, celui qui avait prêté son concours à
cet abominable forfait et c’était ce qui préoccupait le général.
Abdallah hocha la tête d’un air
entendu :
— Tu fais de ton mieux pour
veiller sur mon petit-fils et je t’en remercie sincèrement. Je sais qui se
trouve derrière tout cela. C’est mon propre fils, Mutarrif. Grâce à toi, lors
du procès fait à son frère, j’ai pu mesurer qu’il était prêt aux pires
bassesses pour monter sur le trône. Il tuera Abd al-Rahman comme il a égorgé
Mohammad.
— Tu comprends mieux
maintenant, noble seigneur, mon inquiétude.
— Je ne vois qu’une solution,
éloigner Mutarrif de la cour en l’envoyant à Ishbiliyah.
— C’est de la pure folie !
Tu sais qu’il a conspiré avec les Banu Khaldun et les Banu Hadjdjadj et qu’il
recommencera.
— Je n’ai pas dit qu’il
partirait seul. Tu l’accompagneras car je te nomme wali de la ville. Ta mission
est simple : lever une armée et maintenir l’ordre à Ishbiliyah et dans les
districts voisins. Officiellement, mon fils sera ton adjoint et je compte sur
vous deux pour m’envoyer les têtes de tous les chefs rebelles qui ont eu
l’audace de s’emparer de mes forteresses et de chasser de la région mes
fonctionnaires, plus particulièrement les agents du fisc.
— Qui s’occupera de mon protégé
pendant mon absence ?
— Moi-même. Je t’ordonne de le
faire conduire dans mes appartements avec ceux de ses serviteurs que tu me
désigneras. Je puis t’assurer qu’il y sera en sécurité car mes gardes ont
déjoué plus d’un complot dirigé contre ma personne.
Les troupes commandées par Abd
al-Malik Ibn Abdallah Ibn Umaiya et par Mutarrif quittèrent Kurtuba en
rabi II 282. Le fils cadet du monarque avait laissé éclater son courroux
quand on lui avait annoncé qu’il serait l’adjoint du principal conseiller de
son père. Il n’était pas dupe du rôle joué par celui-ci dans ce qu’il appelait
« la fausse grâce » accordée à son frère. L’émir et Abd al-Malik
avaient résolu de se débarrasser de Mohammad mais avaient tout combiné pour
qu’on lui en impute la responsabilité. Ils avaient réussi à le faire passer aux
yeux de ses futurs sujets – il ne doutait pas un seul instant qu’il
succéderait un jour à son père – pour un vulgaire meurtrier. Mutarrif
pouvait ainsi mesurer son impopularité chaque fois qu’il sortait en ville. La
foule s’écartait instinctivement au passage de son cortège et nul vivat ne
s’échappait de la bouche des badauds. Ses seuls amis étaient ses compagnons
d’enfance, de véritables vauriens, avec lesquels il passait ses soirées à
s’enivrer en compagnie des prostituées que lui procurait son intendant. Or il
était maintenant obligé de se séparer d’eux pour plusieurs semaines afin de
participer à une expédition militaire sous les ordres d’un homme qui, il le
savait, avait juré sa perte.
Bien entendu, s’il lui était
impossible de se soustraire à son devoir, il ne lui était pas interdit
d’abréger son absence de la capitale. Il suffisait pour cela que l’armée ne
soit pas en mesure de mener à bien ses opérations. Faute de vivres par exemple.
Mutarrif envoya donc un messager à Kuraib Ibn Khaldun, le suppliant, en échange
d’une grosse somme d’argent, de fermer les portes de sa cité après y avoir fait
transporter tous les stocks disponibles de grains et de fourrage. Kuraib
consulta ses deux frères, Walid et Khalid, qui se montrèrent plutôt
circonspects. Ils se rendirent ensemble chez Ibrahim Ibn Hadjdjadj. Les chefs
arabes étaient partagés sur la conduite à tenir. Gros propriétaire terrien,
Khalid Ibn Khaldun s’était tenu jusque-là soigneusement à l’écart des manœuvres
de ses frères et n’entendait pas changer d’attitude. Ce qu’il ne dit pas, c’est
que, lourdement endetté, il escomptait tirer un gros bénéfice en devenant le
fournisseur de l’armée et pouvoir ainsi rembourser ses créanciers. Il conseilla
à ses interlocuteurs de faire preuve de prudence. Mutarrif n’était pas fiable
et accepter son offre revenait à défier ouvertement le souverain et à s’exposer
à de terribles représailles. Il leur rappela qu’Abd al-Malik Ibn Abdallah Ibn
Umaiya était non seulement un excellent général, mais qu’il était
Weitere Kostenlose Bücher