Abdallah le cruel
aurait gaspillé un seul
dirhem pour s’emparer de personnages insignifiants. Certes, il n’était pas
mécontent qu’on lui prêtât d’aussi noirs desseins. Les conteurs purent
continuer à dévider leurs sornettes. Elles le servaient. Désormais, ses ennemis
hésiteraient à le défier, sachant qu’une fois découverts, ils ne seraient nulle
part en sécurité.
Pensant être suspecté, le hadjib
demanda à être relevé de ses fonctions devenues trop lourdes pour lui. Il
invoqua son grand âge et son désir d’effectuer, avant de mourir, le pèlerinage
à La Mecque. Son maître accéda à sa requête et prit à sa charge son voyage
jusqu’aux lieux saints de l’Islam, l’assurant qu’il veillerait sur la carrière
de ses fils auxquels il confia divers postes honorifiques. Saïd Ibn Mohammad
Ibn al-Salim remplaça Abd al-Rahman Ibn Umaiya Ibn Shuhaid. D’un naturel
discret et effacé, réputé pour son intégrité, il devint l’un des conseillers
les plus écoutés d’Abdallah. Prudent, il repoussait rudement les flatteurs qui
lui donnaient le titre de favori : « Un monarque a des serviteurs,
plus ou moins méritants, plus ou moins compétents, plus ou moins dignes de sa
reconnaissance. Malheur au prince qui accorderait sa confiance à un seul homme,
car aucun d’entre nous n’est à l’abri d’une erreur ou d’une faiblesse. »
Le nouveau maire du palais consacra
beaucoup de temps et d’énergie à arbitrer les querelles entre les différents
membres de la famille régnante, inquiets pour leurs privilèges et leurs
statuts. L’exécution de Mohammad et de Mutarrif leur avait fait prendre
conscience que leur naissance ne leur conférait aucun droit durable. L’émir ne
tarda pas à leur en administrer la preuve. Jusque-là, la majorité des princes,
notamment ceux appartenant aux branches cadettes de la dynastie, vivaient au
palais, dans des pavillons spécialement aménagés pour eux où ils recevaient
leurs amis et clients dont les gardes avaient bien du mal à surveiller les
incessantes allées et venues. Craignant pour la sécurité de son petit-fils
adoré lorsque celui-ci séjournait à la cour, Abdallah ordonna aux princes de
déménager et de s’installer en ville. Habitués à vivre aux frais du Trésor
public et à être servis par une ribambelle d’esclaves, ceux-ci protestèrent.
Quand son frère Kasim tenta de plaider la cause de ses parents, le souverain se
montra intraitable :
— Je vous ai comblés de faveurs
et vous recevez une pension. Hormis votre loyauté, vous ai-je demandé quoi que
ce soit en échange ? J’aurais pu vous obliger à servir comme généraux ou
comme gouverneurs. Je ne l’ai pas fait. Vous préférez passer vos journées à
chasser et à vous amuser avec vos concubines et vos mignons. Pourquoi
devrais-je continuer à vous entretenir ?
— Parce que nous sommes issus,
comme toi, du calife Marwan et que nous avons des droits consacrés par la
tradition. Veux-tu nous réduire à la misère ? Nous n’avons pas de fortune
personnelle et nous serons dans l’incapacité de tenir notre rang si tu nous
chasses du palais.
À ces mots, Abdallah éclata de
rire :
— Voilà bien la preuve que vous
ignorez tout des affaires de l’État. Tu prétends ne pas avoir de fortune
personnelle. C’est faux.
— Je ne dispose que de la
pension que tu m’accordes.
— T’es-tu demandé d’où elle
provenait ?
— Des caisses du Trésor.
— Quelle science ! Et
comment celui-ci se procure-t-il cet argent ?
— Par les impôts et les taxes
que tu lèves sur tes sujets.
— Leur montant suffit à peine,
les bonnes années, à couvrir les dépenses publiques. Jamais je n’aurais pu
subvenir à vos besoins dans ces conditions.
Le monarque expliqua à Kasim
l’ingénieux système mis au point jadis – et toujours en vigueur – par
un obscur fonctionnaire de sa chancellerie. Grâce à cet homme, chaque membre de
sa famille possédait, sans le savoir, des demeures en ville et des domaines à
la campagne qui leur assuraient de confortables revenus. Ils étaient donc à
l’abri de la misère. Le seul changement dans leur situation était qu’ils
devraient à l’avenir gérer eux-mêmes leurs biens et faire fructifier leur
patrimoine. Désireux de se débarrasser au plus vite de ces parasites, Abdallah
se montra conciliant. En plus de la jouissance de leurs immenses domaines, dont
ils découvrirent à l’occasion l’existence et
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