Aesculapius
dépose un plat d’argent lourd de fruits secs, de beignets de mouelle 1 , de rissoles aux fruits, au gingembre et à la cannelle et de mistembecs 2 au miel.
Dès que la jeune femme eut disparu après une révérence, Béatrice d’Antigny reprit sa difficile narration :
— Selon certains, les… événements ont commencé après les moissons de l’an échu, plus tardivement d’après d’autres. Il s’est écoulé du temps avant que je n’en sois avertie. Les paysans du coin ont d’abord cru avoir affaire à un ours ou un loup solitaire et particulièrement hardi 3 … non sans raison puisque les premières proies retrouvées horriblement déchiquetées, voire démembrées, et dévorées, étaient des moutons et des vaches. Des battues ont été organisées, des appâts empoisonnés semés, sans succès. Les massacres d’animaux se sont multipliés jusqu’à la première victime humaine : un jeune berger du prénom de Robert que même sa mère ne reconnaissait plus tant il avait été défiguré et mis en pièces. On a retrouvé son chien terrorisé, tremblant de tous ses membres dans un sous-bois non loin. Son pelage était collé de sang. À l’évidence pas le sien. Peut-être celui de son maître ou de… la chose. Ont suivi des messes. On a sorti la statue de saint Ouen, protecteur du village. C’est à ce moment que l’histoire m’est venue aux oreilles, rapportée par Léon.
Elle toussota et but une longue gorgée du vin précieux. Druon remarqua que sa main tremblait un peu. Elle essuya la sueur qui perlait à son front et poursuivit de cette belle voix rauque :
— Je vous l’avoue bien volontiers : j’ai d’abord cru à un affolement de gens frustes, ainsi qu’il est souvent le cas dans les campagnes reculées… Jusqu’à la deuxième victime, un jeune homme, du nom de Basile, fils d’un manœuvrier qui, pour ce qu’on en sait, avait décidé de passer la nuit à la belle étoile dans une clairière de la forêt de Multonne. On a retrouvé quatre esconces non loin de son cadavre affreusement mutilé et défiguré, lui aussi. Peu après, une femme, une certaine Pauline, a été attaquée à la tombée du jour, à l’orée d’un bois. Son visage avait été ravagé par de puissantes griffes et sa tête presque décollée. Quant à son ventre et son torse, il ne s’agissait plus que de bouillie sanglante. Il semble que la férocité et l’acharnement de la chose aillent croissant. J’ai ordonné à mes trois chasseurs 4 , aidés de Léon et des hommes les plus valides du village, de traquer la… bête.
— En avez-vous trouvé des traces ? s’enquit le mire.
Sur un signe de la baronne, le géant intervint d’une voix dont il jugulait la colère :
— Certes. Des empreintes de pattes, surtout.
— Qu’évoquaient-elles ?
— Un ours, mais un ours deux fois plus massif que tous ceux que j’ai pu voir. (Il aligna les paumes de ses énormes battoirs et précisa :) Guère moins larges que ça.
— Fichtre ! Un loup semble donc exclu, car des spécimens de cette taille n’existent que dans les contes à faire peur.
— Un loup est d’autant plus exclu, que ce sont animaux qui chassent le plus souvent en meute, en abandonnant des empreintes très repérables. Ajoutez à cela que j’ai bonne connaissance d’eux. La terreur qu’ils inspirent est dénuée de fondement. À moins d’y être contraint, un loup seul ne s’attaque pas à un homme. Il le fuit s’il en a la possibilité. Le reste n’est que sornettes.
— D’autres signes ? insista Druon.
— Une sorte de bourbier non loin d’un étang où la… créature a dû se reposer. Bien plus étendu que celui que creuserait un ours couché.
— Nous restons donc avec une bête de taille exceptionnelle, conclut Druon en s’étonnant de la voracité d’Igraine qui, un sourire gourmand aux lèvres, n’avait cessé d’enfourner oublies, derrière beignets, derrière fruits secs depuis le début de cette déroutante discussion.
— Où avec… une chose qui n’est pas… de ce monde… lâcha Léon à contrecœur.
— Démoniaque ?
Le géant hocha la tête en baissant le regard et murmura :
— Je… j’ai longuement tergiversé avant d’en venir à une telle explication. J’ai… parcouru le monde avant de devenir pôté 5 du seigneur Béatrice. J’ai vu, mire, tant de choses merveilleuses ou affreuses ! Si j’ai mille fois senti la présence et la volonté de Dieu derrière
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