Aesculapius
printemps plus tôt et nul ne le déplore, à ce que j’en sais. Toujours est-il que notre prudente Séraphine avait pris l’habitude de s’aider d’une canne, sorte de grosse tige de métal, pour aller livrer son travail et en rapporter d’autre. Au soir tombant, alors qu’elle coupait par les champs, la bête a fondu sur elle et sa mule de bât. C’est du reste au hennissement affolé de la gentille bête qu’elle doit la vie sauve. De son aveu, Séraphine, pourtant aux aguets, n’a rien entendu de la course de l’immonde créature avant qu’elle ne soit presque sur elles.
— Elle vit donc toujours ?
— Défigurée. La chose l’a attaquée au visage et aux bras. Séraphine a tapé, tapé de toutes ses forces à l’aide de sa canne de métal, en dépit du sang qui lui dévalait dans les yeux en l’aveuglant. Elle a recouvré assez ses esprits pour fuir à toutes jambes. Étrangement, la chose n’a pas tenté de la poursuivre, contrairement au jeune Anselme que j’ai mentionné plus tôt. En revanche, la mule a été mise en pièces et à moitié dévorée avec une sauvagerie peu commune.
— Il me faudra, madame, l’interroger, avec votre permission.
— J’aurais été déçue que vous ne formuliez pas cette requête, approuva la baronne. Cela étant, il semble qu’elle refuse de se confier. Elle n’a parlé qu’à messire Jean Lemercier.
Igraine termina son oublie avec gourmandise et compléta :
— En d’autres termes, la bête n’est pas une émanation diabolique selon moi, puisqu’une femme, certes peu accommodante lorsqu’on s’en prend à sa vie, peut lui résister !
— Comment expliquez-vous, alors, que des hommes jeunes et vigoureux soient tombés sous ses coups ? intervint Léon d’un ton agressif.
— La peur, quoi d’autre ? Cette peur qui vous coupe les jambes et vous empêche de faire front. Cette abjecte peur qui vous étouffe et vous rend les intérieurs mols parce que vous croyez au plus profond de votre âme que le diable lui-même ou l’une de ses puissantes incarnations s’acharne sur vous. La peur est si puissante ! C’est une arme imparable pour qui sait l’insuffler. Non que je prête à cette… chose… bête, l’esprit nécessaire pour ourdir un tel plan. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’elle terrorise. Au fond, je trouve la survie de Séraphine bien réjouissante. Elle prouve que la bête n’est pas invincible !
— Igraine ! la rappela à l’ordre la baronne. C’est ce qu’a eu le malheur ou le peu de jugement de penser notre bon prêtre Henri. Sans doute un saint homme…
— … Mais que, pour son infortune, l’entendement divin n’avait que fort peu effleuré, compléta Igraine dans un sourire ravi. Bref, il était sot à avaler ses cierges !
— Allons, madame ! pesta Béatrice d’Antigny. Un peu de respect, c’est un ordre !
— Eh quoi ? se plaignit la mage. Il était nigaud. Certes bon et se dépensant sans compter pour ses ouailles, mais sot. C’est une vérité. Et ce n’est pas parce que l’on peut réciter par cœur son psautier et les Évangiles en latin qu’on a du sens ! Encore un qui croyait que le paradis est toujours sur terre et qu’il suffit de brandir un crucifix pour que les plus vilaines choses s’effacent. Si c’était aussi… enfantin, la recette serait appliquée en toute occurrence et avec succès. Tel n’est pas le cas, loin s’en faut. Force est de le reconnaître.
Druon sentit la colère monter en Béatrice d’Antigny. Ce fut Léon qui l’apaisa.
— Igraine m’échauffe à moi aussi la bile par moments, seigneur madame. Toutefois, elle n’a pas tort, même si ses propos sarcastiques me hérissent le poil. Le résultat de la venue de l’exorciste n’a été que roupie de sansonnet, et notre bon Henri, en dépit de sa gourde d’eau bénite, de son beau crucifix d’argent, de ses pieds nus en pénitence et des cantiques qui lui soulevaient le cœur d’allégresse s’est fait défigurer, éviscérer avec un effroyable acharnement. D’ailleurs, on n’a jamais retrouvé le crucifix d’argent, c’est bien la marque du diable !
— Douteriez-vous de Dieu, madame ? demanda, inquiet, Druon à Igraine.
Le pulvérisant de son regard jaune, elle rétorqua d’un ton vif et mécontent :
— Seriez-vous bien fol pour croire un seul instant à une telle baliverne ? Je sais Dieu infiniment mieux que vous. En d’autres termes, fort peu, je l’avoue.
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