Alexandre le Grand "le fils du songe 1"
aurait-elle accompli un geste aussi thé‚tral en couronnant le cadavre du meurtrier de son époux? Nombre d'amis du roi auraient pu l'éliminer aisé ment, d'autant plus qu'elle était étrangère, et donc double ment exposée et affaiblie par cette situation. Il avait ensuite suivi l'hypothèse du crime passionnel: une histoire d'amours masculines, o˘
Pausanias, le meurtrier, se serait vengé d'un outrage dont le nouveau beau-père du roi, Attale, père de la jeune Eurydice, se serait rendu coupable.
Mais Attale était mort, et les morts ne parlent pas.
Le bruit régulier que produisaient les sabots de l'‚ne sur le gravier accompagnait les réflexions du philosophe, scandant sa pensée de son rythme tranquille. Sa rencontre avec la fian cée de Pausanias, sur une- tombej par un soir d'hiver glacial, lui revint à l'esprit. La troisième hypothèse se profilait main tenant: la jeune épouse de Philippe venait de mettre au monde un enfant m‚le, et Attale, le grand-père de l'enfant et le beau-père du roi, avait conçu un projet audacieux, celui de tuer Philippe et de se proclamer régent au nom de son petit fils, qui régnerait à sa majorité. Ce plan avait de grandes chances de succès, car la mère de l'enfant était une véritable
Macédonienne, à la différence d'Olympias. Il se serait ensuite conclu par l'élimination de Pausanias, seul témoin du com plot. Mais aucun élément n'étayait cette hypothèse: Attale n'avait pas tenté de s'emparer du pouvoir après la mort du roi, il n'avait pas marché sur Pella avec l'armée dont il était le chef, en Asie. Par peur de Parménion ? Ou d'Alexandre ?
Dans tous les cas, comment expliquer les paroles de la fian cée de Pausanias ? Cette jeune fille bien informée semblait croire que son bien-aimé avait été violé au cours d'une orgie par les gardes-chasse d'Attale, ce qui était absurde dans le cas o˘ le garde du corps e˚t été son exécutant. Aristote avait essayé de retrouver la jeune fille, mais on lui avait dit qu'elle avait disparu depuis longtemps, qu'on avait perdu toute trace d'elle.
Il ne restait plus qu'une piste, celle qui conduisait au sanc 944 ALEXANDRE LE GRANn ; LES CO~FINS DU MONDE 945
tuaire de Delphes, le sanctuaire qui avait émis un verdict ambigu mais véridique au sujet de la mort imminente de Philippe. Non loin de là vivait l'homme qui avait tué Pausanias, le seul témoin qui pouvait le conduire au mandant du crime.
Le philosophe se retourna: les derniers rayons du soleil couchant, entre deux promontoires, teintaient de reflets vio lets les eaux miroitantes du golfe, et le grand temple dorique d'Apollon, qui se dressait sur sa gauche, était déjà éclairé par la lueur des trépieds et des lanternes. Un chant très suave s'éle vait dans le silence limpide du soir.
Dieu à l'arc d'argent, Phébus resplendissant,
toi qui donnes la lumière aux terres d'…lysée
et aux Iles Bienheureuses, perdues dans l'Océan, reviens, reviens, ô divin ! Demain, ramène-nous l'aurore ton lumineux sourire, après la sombre nuit,
mère des cauchemars, fille de Chaos...
Il était arrivé. Il attacha sa monture à un anneau, près de la fontaine, et s'engagea sur la voie sacrée, parmi les temples votifs des Athéniens, des Siphniens, des Thébains, et des Spartiates. Tous regorgeaient de trophées témoignant des vic toires sur un sang fraternel--des Grecs qui avaient tué des Grecs. En les regardant, Aristote eut l'impression d'en tendre ce qu'Alexandre lui aurait dit s'il avait pu parler à ce moment-là.
Les derniers pèlerins quittaient le sanctuaire, dont le gar dien s'apprêtait à fermer les portes. Le philosophe le pria d'at tendre.
" Je viens de très loin, et je dois repartir demain avant l'aube, lui dit-il. Je t'en supplie, accorde-moi un instant, laisse moi adresser une prière au dieu, une requête pressante, car je suis la victime d'un terrible sortilège, d'une malédiction qui me poursuit. " Et il lui tendit une pièce de monnaie.
Le gardien la déposa dans sa bourse en disant: " Bon, mais fais vite. "
Et il entreprit de balayer les marches de l'estrade.
Aristote pénétra dans le sanctuaire. Il fut aussitôt englouti par la pénombre de la nef latérale, qu'il parcourut à~petits pas en examinallt les mille objets votifs qui étaient accrochés au mur. Il était guidé par une intuition, par l'ombre d'un souve nir qui remontait à son enfance, quand il avait visité ce temple en tenant la main de son père,
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