Alias Caracalla
d’héberger des agents de passage ? Avec la
même placidité, elle accède à cette nouvelle demande
comme à la chose la plus naturelle du monde.
En la quittant, je ne suis plus le même. Comme
chaque fois que j’obtiens un petit succès, j’ai besoin
de le transformer en exploit. J’ai l’impression d’être
devenu un grand chef et de maîtriser enfin la situation.
Vendredi 28 août 1942
La doctrine du Maréchal
Je retrouve le général Delestraint à 2 heures et
demie au buffet de Perrache. Me souvenant de sa
liberté de langage, je crains de prendre le tramway
avec lui. Malheureusement, c’est notre seul moyen
de transport : étant donné son grand âge, je ne peux
lui proposer de le conduire à pied au rendez-vous.
Arrivés devant l’immeuble de Mme Bedat-Gerbaut,
je lui indique l’escalier et l’étage et le laisse rejoindre * Rex. Ce dernier m’a demandé de l’attendre à
partir de 5 heures au Café de la République , non loin
de là. J’en profite pour exécuter une demande du
BCRA, qui a réclamé à * Rex d’expédier à Londres les
discours du Maréchal, ainsi que quelques ouvrages
de propagande de Vichy. Le centre de propagande
du Maréchal est installé dans un grand magasin
désaffecté, précisément face au Café de la République .
Après avoir examiné les immenses vitrines, dans
lesquelles sont présentés, en vrac, tracts, livres et
affiches, je me décide à pénétrer, en dépit du malaise,
en « territoire ennemi ».
Le lieu est désert, à l’exception des vendeuses. Une
aimable jeune femme s’approche pour me demander ce que je désire. Parmi les nombreuses productions disposées sur des tréteaux, je choisis les
discours complets du Maréchal, ainsi que divers
ouvrages de propagande et des opuscules sur la
Révolution nationale. Ma solitude dans ce magasin
me réjouit : elle est la preuve que le régime et sa
doctrine ne soulèvent pas l’enthousiasme des foules.
L’empressement des vendeuses témoigne de leurdésœuvrement. Le contraste est saisissant avec la
librairie Flammarion, bondée en permanence, où
les vendeurs, harcelés, se montrent plutôt désagréables.
Comme il n’y a pas de papier d’emballage ni de
sac, je sors les mains chargées de mes acquisitions
et traverse la rue. En attendant * Rex, je m’installe à
la terrasse du café pour les parcourir. Je commence
par le discours de Pétain du 17 juin 1940. Relisant
pour la première fois la phrase annonçant l’armistice (« C’est le cœur serré… »), j’entends encore la
voix chevrotante du Maréchal et revois ma mère
s’abattant sur l’épaule de mon beau-père pendant
que, bouleversé, je laissais éclater ma rage. Deux ans
après, ma haine est intacte.
Dans maints discours, je suis surpris de trouver
la qualité du style, le ton catégorique et les formules « romaines » que j’apprécie tant chez de Gaulle.
Les orientations économiques, sociales et politiques
me sont familières : exaltation de l’ordre, de l’autorité,
du mérite, condamnation de l’argent, de l’incompétence, de la corruption… Comment ne pas
approuver ?
*Rex arrive d’un pas alerte et me dit, regardant la
pile d’ouvrages : « Bravo pour vos emplettes ! Grâce
à vous, nous allons faire une propagande efficace ! »
Il ajoute, m’observant d’un air moqueur : « Il faut
vaincre l’ignorance. C’est parce que les Français ne
connaissent pas la bonne doctrine qu’ils sont pessimistes. Nous allons changer tout cela. » Comme souvent, il s’amuse.
Ayant déjà réglé ma consommation, je me lève
pour le suivre ; c’est une règle qu’il m’a apprise : payer
immédiatement afin de pouvoir quitter les cafés à
la moindre alerte. Nous rentrons chez lui en suivantles quais pratiquement déserts. « Vous établirez un
contact permanent avec * Vidal, mais soyez prudent
pour deux : le général a des progrès à faire en matière
de sécurité. Je crois que nous avons trouvé le militaire dont nous avions besoin. Malgré son âge, il est
prêt à tout. »
Je me suis habitué aux soliloques de * Rex après
des entretiens ou des réunions. J’ai compris qu’il
n’attendait de moi aucune réponse. Ses monologues
sont parfois suivis de longs silences. Connaissant
ses projets et ses préoccupations, j’essaie d’en suivre les méandres muets. Il paraît soucieux. Quand
nous approchons de chez lui, il marmonne : « Il n’y
a pas de doute : la
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