Amours Celtes sexe et magie
sauta dans la barque en verre. Conn, tous ses hommes et le druide Corân qui venait d’arriver virent alors la barque s’éloigner en glissant sur les eaux, puis disparaître au sein d’une étrange brume qui s’était levée sur la rivière. Et depuis ce moment, nul ne revit Condlé le Beau ni la femme mystérieuse qui l’avait invité à la rejoindre (37) . » Comme quoi, plus que jamais, « les amoureux sont seuls au monde », ou dans l’Autre Monde .
Or il existe une version complètement christianisée de cette histoire, un conte breton armoricain contenu dans le manuscrit, datant du XIII e siècle, des Trois Vies latines de saint Tugdual . La trame de ce conte hagiographique, localisé à Tréguier, est exactement la même, à cette différence que la femme mystérieuse est devenue une « fée des eaux », personnage qui apparaît fort souvent dans la tradition populaire, et que le récit est non seulement antiféministe, mais destiné à l’édification des jeunes gens sous la tutelle de l’Église.
Pourtant, tout y est contenu : « Comme ils descendaient par la vallée proche de l’église de Tréguier, dite de Saint-Aubin, des jeunes gens, qui revenaient d’étudier, suivaient le rivage de la mer pour regagner leurs habitations, comme font les écoliers le samedi. Ils bavardaient entre eux quand, brusquement, le dernier, surnommé Gwengwalc’h, pour sa grande beauté (38) , cessa de parler. Ses camarades voulurent l’interroger mais n’en tirèrent pas un mot. Ils se retournèrent, mais ne virent plus personne. Effrayés par ce prodige, ils fouillèrent des yeux la vallée et le rivage, en l’appelant avec des cris plaintifs. Alors, avec de grandes lamentations, ils eurent recours à saint Tugdual (39) : « Très doux confesseur du Christ, rends-nous notre compagnon ! » Aussitôt le jeune homme sortit de dessous l’eau. Son pied droit était encore entouré d’une ceinture de soie. »
La ceinture de soie enroulée autour du pied droit est hautement significative. Non seulement elle est l’équivalent de la branche du pommier d’Émain de Bran et de la pomme de Condlé le Beau, mais en plus elle entoure , pour ne pas dire ligote , le pied du jeune homme. Le symbole est éloquent, et jamais plus Gwengwalc’h ne pourra se libérer de ce qu’on peut considérer comme une étreinte, même imaginaire. Cependant, ses condisciples lui demandent ce qui lui est arrivé, et il répond : « Les dames de la mer m’ont enlevé et entraîné au loin sur les rochers de l’océan. J’entendais vos voix qui m’appelaient, et vos prières désolées. Alors apparut un vieillard très vénérable, revêtu des ornements pontificaux. Sa main puissante me saisit et, à travers les vagues, elle me ramena sur le rivage. À la vue du prélat, les filles de la mer avaient fui, mais l’une d’elles oublia de dénouer la ceinture que voici : c’est la preuve que j’ai bien été enlevé. »
L’ oubli de la fille de la mer est plutôt suspect. Il s’agit bel et bien d’une prise de possession, même si elle est symbolique. Quant à la fuite des filles de la mer devant saint Tugdual, elle est là pour montrer que le christianisme est plus puissant que le druidisme, puisque c’est un évêque qui les a écartées et a ainsi sauvé le jeune homme. Mais sauvé provisoirement, d’ailleurs : « Mérite incomparable d’un saint qui, même dans son sépulcre, ne cesse d’opérer des prodiges ! Heureux enfant !… Il fut un instant trompé par le démon et délivré par ce saint messager. Il se confessa, lavant ainsi sa conscience, il communia et, un an jour pour jour après que le démon l’eut trompé, il quitta le monde des hommes (40) . »
Le revêtement chrétien ne cache rien de la réalité du mythe païen. C’est évidemment le démon qui a tenté le jeune homme, parce que tout ce qui est féminin est plus ou moins diabolique dans le contexte où a été rédigé ce conte, visiblement transposé du récit irlandais. Mais on peut se poser des questions au sujet de Gwengwalc’h : en effet, pourquoi se confesse-t-il, pourquoi se sent-il coupable, et coupable de quoi ? Le fait qu’il meure un an après, jour pour jours démontre qu’il avait été subjugué par la « fille de la mer » et qu’il n’aspirait qu’à une chose, la rejoindre. Ce conte hagiographique, en apparence très moralisateur, en dit très long sur l’opinion qu’on pouvait
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