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Au temps du roi Edouard

Au temps du roi Edouard

Titel: Au temps du roi Edouard Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sackville-West
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demi-heure, s’était durci au point de pétrifier son âme entière, Sylvia se rappela le cas récent d’un homme et d’une femme qui avaient comploté un assassinat plutôt que de fuir ensemble sans argent (« sans une provision financière suffisante », disait l’accusateur public) et elle se surprit à rire tout haut. L’argent était si méprisable ! Comment les amants pouvaient-ils se laisser arrêter par lui ? Comme elle aurait été heureuse, elle, de se priver pour Sébastien ! Mais elle était liée par une nécessité beaucoup plus haute que l’argent : elle était liée par la religion de son rang, de son code. Même Sheldon, malgré l’intimité très particulière qui existait entre maîtresse et femme de chambre, même Sheldon devrait ignorer qu’il venait de se passer quelque chose. Sylvia se leva, replaça le miroir intact sur la coiffeuse, effaça, grâce à la poudre et au rouge, les traces de sa souffrance, arrangea ses cheveux et sonna.
    Sheldon apparut, fut informée que sa maîtresse ne sortirait que le soir, qu’elle dînerait tôt avant d’aller à l’Opéra, qu’elle s’habillerait à six heures, et qu’elle avait une migraine et ne voulait être dérangée par personne.
    — Et si Sa Grâce venait ?
    Lady Roehampton regarda Sheldon, comme si elle avait insinué une impertinence, ce qui était le cas.
    — Je n’y suis pour personne. Tirez les rideaux. Ouvrez le lit. Donnez-moi un mouchoir avec de l’eau de Cologne. Emportez ces lis, ils me font mal à la tête. Et ne revenez qu’à six heures…
    Sheldon obéit, courut à sa chambre mettre son chapeau et se précipita vers Grosvenor Square avec l’espoir de trouver miss Button à Chevron House. Il y avait eu une querelle entre Monsieur et Madame, et Sheldon voulait être la première à en apporter la nouvelle.
    * * *
    À huit heures, le rideau se leva sur Tristan et Isolde. Dans la salle à demi obscure, les galeries et le poulailler étaient combles, mais l’orchestre et les logesn’étaient encore qu’à moitié occupés. En bas, des groupes de deux à quatre personnes se glissaient vers leurs fauteuils sur la pointe des pieds ; dans les loges, les gens s’installaient avec moins de réserve, car ils ne risquaient pas d’écraser leurs voisins et n’avaient pas d’excuses à faire. Des « Chut ! Chut ! » tombaient des galeries, et les perturbateurs levaient les yeux vers l’amphithéâtre, comme si quelque intrus les avait interpellés dans leur propre maison. Peu à peu, les bruits se calmèrent, les fauteuils se remplirent et chacun attendit les derniers accords du premier acte pour voir apparaître, dans le feu des lumières, Covent Garden en pleine saison.
    Pour les petits employés qui avaient économisé une demi-couronne sur leur salaire hebdomadaire de vingt-cinq shillings, ce spectacle avait autant de prix que la musique elle-même. Le docteur Spedding, qui avait fini par amener sa femme Thérèse parce qu’elle ne lui avait pas laissé la paix jusqu’à ce qu’il y consentît et qui, fervent de musique, était arrivé plein de préventions contre cette salle élégante, subissait maintenant la contagion de cette atmosphère luxueuse et, renversé dans son fauteuil, jouissait de se trouver mêlé à ces gens gâtés et oisifs, qui s’offraient complaisamment aux regards extasiés de la foule, comme des bêtes splendides ou des oiseaux rares. Telle était l’impatience de Thérèse, qu’elle pouvait à peine tenir en place. Elle se blottissait contre son mari comme une jeune chatte et lui demandait à voix basse si l’acte allait bientôt finir. Le roi Marc l’ennuyait terriblement. « Chut ! » disaient les gens derrière eux ; et elle se calmait, reprise bientôt par la chaleur mystérieuse de tous ces hommes et de toutes ces femmes, assis nonchalamment dans leurs loges, à peine visibles à la lueur rougeâtre des appliques, calmes, silencieux, attentifs.
    Thérèse Spedding était fascinée par la grande vie. Elle possédait une collection de photographies découpées dans les illustrés et collées dans un album et pouvait mettre un nom sur beaucoup de personnages célèbres, bien qu’elle ne les eût jamais approchés. Elle passait une grande partie de son temps à penser à eux. Éprouvaient-ils quelques sentiments ? Les maris et les femmes se disputaient-ils ? Connaissaient-ils le nombre de leurs domestiques ? Appelaient-ils le roi « Sir » ou « Sire » ?

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