Au temps du roi Edouard
deviné la colère qui l’agitait. Sylvia s’était jouée de lui, elle l’avait rendu fou ; près d’elle, il avait perdu son temps et était devenu un autre homme. Eh bien, quand il la reverrait, face à face, il saurait lui dire ce qu’il pensait d’elle et des gens de sa sorte, et puis il s’en irait, et elle ne le reverrait jamais. Il retournerait à Chevron, il partirait à la recherche d’Anquetil ; il ferait la cour à d’autres femmes. Elle l’avait avili ? Très bien, il s’avilirait plus encore. Il savait, sans fausse modestie, qu’il aurait toutes les femmes qu’il voulait. Il savait que Sylvia était jalouse : il lui ferait endurer toutes les tortures de la jalousie. Si elle lui rendait la pareille, que lui importait ? Son amour pour elle était mort et il ne lui restait plus que le désir de se venger.
Il entendit la sonnette du foyer : il y eut un mouvement général, et les gens regagnèrent leur place, mécontents d’être interrompus dans leurs bavardages ; les lumières s’éteignirent peu à peu, comme en s’excusant, pour laisser au public (s’il le désirait) tout le temps d’aborder un autre état d’âme. Sébastien fut heureux de l’obscurité. Il rejoignit le jeune Ambermere ; les derniers chuchotements s’apaisèrent ; le chef d’orchestre monta à son pupitre,regarda d’un air menaçant par-dessus les têtes des musiciens, donna deux petits coups de baguette, et la douceur intolérable des violons ouvrit le second acte.
Sébastien était heureux de l’obscurité, mais il avait compté sans la musique. Le second acte de Tristan n’est pas une nourriture faite pour les jeunes gens qui ont des peines de cœur.
* * *
Dans la pénombre de la corbeille, Sylvia demeurait atterrée de ce qu’elle venait de faire. Elle n’avait pas voulu signifier à Sébastien leur rupture. Elle s’était promis, au contraire, pendant ces heures terribles qui avaient suivi le départ de George, d’aller à l’Opéra comme si rien n’était, d’inviter Sébastien dans sa loge pour passer avec lui une brillante et dernière soirée, et, en le quittant, de lui dire qu’il fallait qu’elle le vît le lendemain à propos d’une question urgente. Elle s’était rendue à l’Opéra comme une aristocrate qui va à l’échafaud ; si d’autres avaient été braves, elle pouvait l’être aussi. Mais dès qu’elle avait vu son amant, elle avait perdu la tête et elle lui avait lancé les premiers mots qui lui étaient venus à l’esprit, simplement parce qu’elle souffrait. Il lui était cher, trop cher ; elle ne pouvait être cruelle envers elle-même qu’en étant cruelle envers lui. Quelle folie ! Si elle profitait, maintenant, de la musique et de l’obscurité pour s’échapper ? Non, elle était trop orgueilleuse pour cela ; puisqu’elle était lady Roehampton, elle irait jusqu’au bout. Si seulement cette musique la laissait réfléchir,se disait-elle, essayant désespérément de se frayer un chemin à travers les eaux tourbillonnantes de son esprit. Mais, loin de la laisser en paix, les accords passionnés de Tristan se faisaient l’écho de ses joies passées et de son tragique désespoir. Oserait-elle se boucher les oreilles, pour échapper à ce crescendo qui, telle une vague, se ramassait et s’élançait en se gonflant, plus haut, toujours plus haut, jusqu’à la minute intolérable où elle se briserait ? Oserait-elle ? Les lumières étaient basses… Mais on pourrait la voir… Le sentiment de sa dignité était si profond qu’elle préféra souffrir, mais ne pas se trahir.
* * *
Sébastien la guettait au passage, tandis qu’elle descendait l’escalier, drapée dans sa cape cerise, resplendissante de beauté. Il alla vers elle avec les marques du plus profond respect, comme un jeune homme qui se prépare à accompagner une dame jusqu’à sa voiture.
— Permettez-moi de faire chercher votre voiture, dit-il, l’aidant à rattacher la cape qui glissait de ses épaules. La voiture de lady Roehampton, lança-t-il au portier.
— Une seconde, Votre Grâce.
Et le nom retentit tout le long de la rue.
— La voiture de lady Roehampton ! La voiture de lady Roehampton !
James se détacha du groupe des valets de pied et courut chercher la voiture au coin de la rue.
D’autres personnes attendaient aussi leurs attelages et, parmi elles, bien que Sylvia et Sébastien ne s’en fussent point aperçus, il y avait lord et lady O… et
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