Au temps du roi Edouard

empêchée d’aller à Cambridge, mais vous ne pouvez pas m’empêcher de faire cela. Je suis majeure.
    Cette phrase avait percé l’âme de Lucie comme un poignard. Elle n’avait jamais entendu parler de la majorité d’une jeune fille, mais seulement de celle des jeunes gens, à propos de fêtes, de feux d’artifice, de bals populaires, de plateaux d’argent offerts avec une double colonne de noms gravés. Dans ce cas-là, c’était légitime ; sur les lèvres d’une jeune fille, c’était inconvenant. Mais que répondre ? Lucie tapa du pied et pleura devant la logique froide, bien que pleine de regrets, de Viola.
    — Si vous ne voulez pas penser à moi, lui avait-elle dit, songez à votre situation et à l’exemple que vous donnez.
    Viola avait souri, patiente, mais inexorable.
    — Oh ! maman chérie, lui avait-elle dit, tout cela, ce sont des bêtises !
    Pour Lucie, ce n’étaient pas des bêtises, mais les fondements même de sa vie. Dans son angoisse, elle avait violé des secrets :
    — Regardez les Templecombe, vingt ans de misère plutôt que de donner un mauvais exemple. Rappelez-vous Lavender Garrow, qui s’enfuit avec Caryl Thorpe et dont on n’entendit jamais plus parler. Telle fut la récompense de son indépendance.
    — Mais, avait dit Viola, je ne veux pas partir avec quelqu’un. Je veux vivre ma vie.
    — C’est presque pire, avait gémi Lucie. On a, jusqu’à un certain point, de la sympathie pour les amants (naturellement, on ne les reçoit pas), mais on n’a jamais entendu dire qu’une femme était partie seule avec elle-même. Les gens ne comprendront pas,Viola. Vous ne serez jamais invitée nulle part. Vous me ferez honte, ainsi qu’à Sébastien. Quelle excuse pourrons-nous donner quand on nous demandera où vous êtes ?
    À ce moment, Sébastien l’avait abandonnée. Debout, le dos au feu, il était intervenu :
    — Je suis tout à fait de l’avis de Viola, maman. Elle a bien le droit de vivre sa vie ; si elle n’avait pas eu son argent, je lui aurais donné un revenu suffisant pour lui permettre de le faire. Je voudrais avoir son courage et je l’envie. Elle échappera à votre joug et au joug de Chevron. Elle veut être une personne libre et ne plus faire partie d’un décor. Quant à l’exemple qu’elle donne, j’espère qu’il sera suivi par beaucoup de jeunes filles. Quand vous aurez quatre-vingts ans, avait-il ajouté en venant s’asseoir dans le fauteuil où se trouvait sa mère et l’entourant de ses bras, vous raconterez combien vous étiez fière de votre fille.
    Lucie n’avait pas encore quatre-vingts ans, elle en était loin ; et elle n’était pas encore fière de sa fille. En somme, elle en était si peu fière et s’excusait tellement de l’absence de Viola que ses amis se demandèrent si l’étrange conduite de celle-ci n’avait pas de causes déshonorantes.
    — Qui s’excuse, disait la nouvelle duchesse de D…, s’accuse.
    Et Viola fut rayée de la liste. Les prédictions de Lucie se trouvèrent ainsi justifiées, et elle en fut à la fois navrée et satisfaite. Elle était heureuse de soupirer :
    — Je vous l’avais bien dit !
    Mais elle était mortifiée d’aller sans sa fille à D… House.
    * * *
    Le petit modèle était la quatrième expérience amoureuse de Sébastien. Quatre femmes avaient compté dans sa vie, et pas une ne lui avait apporté ce qu’il attendait. Il avait été vaincu par « le code » de Sylvia, par celui de Thérèse, la fille du concierge (un expédient désespéré auquel il avait eu recours dans un moment de révolte contre ceux de sa classe et contre la bourgeoisie) avait froissé sa sensibilité dès le début ; c’était une brave fille, saine, affectueuse, pleine de bon sens, mais elle parlait mal et nettoyait ses dents avec sa langue. Sébastien savait qu’il ne pourrait supporter de la présenter à ses amis et s’était retiré avant qu’on pût l’accuser de s’être mal conduit.
    Il avait rencontré Phil dans l’appartement de Viola. Avant qu’il sût ce qui lui arrivait, – telle était bien l’exagération de son esprit, – Sébastien était devenu le champion de la bohème. Sébastien avait des ailes. Enfin, il avait trouvé son salut au contact d’une vie affranchie, libérée, généreuse. L’attitude de Phil n’avait pas changé parce qu’il était duc ; elle s’était donnée à lui le plus simplement du monde, vingt-quatre heures après leur