Barnabé Rudge - Tome II
dents deux
ou trois mots sur l'habitude qu'il avait de prendre quelque chose
tous les dimanches à deux heures, ajoutant qu'il n'avait rien pris
depuis.
« Est-ce que vous ne m'entendez
pas ? je vous dis qu'on ne vous fera pas de mal, beugla Hugh
en lui donnant un grand coup dans le dos pour mieux lui faire
entrer son avis dans la tête. Il a eu si peur, qu'il ne sait plus
où il en est, je crois. Donnez-lui donc une goutte. Eh ! les
autres, passez-nous donc quelque chose. »
En effet, on lui passa un verre de liqueur,
dont Hugh versa le contenu dans le gosier du vieux John.
M. Willet fit légèrement claquer ses lèvres, fourra la main
dans sa poche pour y chercher de l'argent, en demandant combien
c'était : il ajouta, en promenant à la ronde des yeux hébétés,
qu'il croyait qu'il y avait aussi à payer quelques verres
cassés.
« Il a perdu la tête pour le moment,
c'est sûr, dit Hugh, après l'avoir secoué rudement sans produire
d'autre effet sur tout son système qu'un cliquetis de clefs dans sa
poche. Où est-il donc, ce Dennis ? »
On appela encore Dennis, qui vint enfin avec
un bon bout de corde autour des reins, comme un capucin. Il
accourait en toute hâte, escorté d'une demi-douzaine de gardes du
corps.
« Allons ! lestement ! cria
Hugh en frappant la terre du pied ; dépêchons-nous. »
Dennis ne fit que cligner de l'œil et déroula
sa corde ; puis, levant les yeux vers le plafond, regarda tout
autour, sur les murs et sur la corniche, d'un œil curieux :
après cette inspection, il branla la tête.
« Mais allez donc, vous ne bougez
pas ! cria Hugh, frappant encore du pied avec plus
d'impatience. Allez-vous nous faire attendre ici qu'on ait sonné
l'alarme à dix milles à la ronde, et qu'on vienne nous déranger
dans notre besogne ?
– C'est bon à dire, camarade, répondit
Dennis en faisant un pas vers lui, mais à moins… (et ici il lui
parla tout bas)… à moins de l'accrocher à la porte, je ne vois rien
de propice pour ça dans toute la chambre.
– De propice pour quoi ?
– De propice pour quoi ! reprit
Dennis ; vous savez bien ce qu'on veut faire du bonhomme.
– Quoi ! n'alliez-vous pas le
pendre ? cria Hugh.
– Eh bien ! il ne faut donc
pas ? répliqua le bourreau étonné. Alors, qu'est-ce qu'il faut
faire ? »
Hugh ne répondit rien ; mais, arrachant
la corde des mains de son camarade, il se mit en devoir de lier le
père John lui-même. Seulement il s'y prit d'une manière si gauche
et si maladroite, que M. Dennis le supplia, presque la larme à
l'œil, de lui laisser faire son métier. Hugh y consentit, et le
bourreau eut bientôt fait.
« Là ! dit-il, regardant tristement
John Willet, qui ne montrait pas plus d'émotion dans ses liens que
tout à l'heure, quand il était libre, voilà ce qui s'appelle de la
bonne ouvrage, et proprement faite. On le dirait empaillé !…
mais dites donc, camarade, je voudrais vous dire un mot ; à
présent que le voilà troussé comme une volaille, et tout préparé
pour la chose, ne vaudrait-il pas mieux, pour tout le monde, le
dépêcher sans plus tarder ? Ah ! que ça ferait bien dans
le journal ! Le public en aurait bien plus de considération
pour nous. »
Hugh, comprenant l'intention de son camarade,
mieux encore par ses gestes que par sa manière de s'exprimer un peu
technique, pour quelqu'un qui n'en avait pas l'habitude, rejeta
derechef cette proposition, et prononça le commandement :
« En avant ! » qui fut répété au dehors par cent
voix en chœur.
« À la Garenne ! cria Dennis, en
courant, suivi de tous ceux qui étaient encore dans la maison. À la
maison du témoin, camarades ! »
Un cri de rage répondit à cet appel, et la
foule tout entière courut, animée par l'amour de la destruction et
du pillage. Hugh resta quelques moments encore en arrière pour
prendre quelque nouveau stimulant et pour ouvrir toutes les
cannelles, qui pouvaient avoir été épargnées ; puis, jetant un
dernier coup d'œil sur cette chambre pillée et dévastée, où les
émeutiers avaient jeté le Mai lui-même par la fenêtre, car ils
l'avaient scié en morceaux, il alluma sa torche, donna une tape sur
le dos de John Willet muet et immobile, il balança son luminaire
sur sa tête, poussa un cri furieux, et se dépêcha de courir après
ses compagnons.
Chapitre 13
John Willet, laissé seul dans son comptoir
démantibulé, continua de rester assis, tout abasourdi ; ses
yeux
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