Bataillon de marche
compagnie de réparation ; ses canons ne fonctionnent plus ; et la nervosité croît, comme le ferait un feu de steppe, sous le tonnerre grandissant de la mitraille.
C’était comme si la terre s’ouvrait et crachait une éruption volcanique, de biais dans les airs, un colossal rideau de feu et d’acier s’enroulant à l’envers. Mille tireurs au moins lançaient leurs roquettes sur nos arrières, et tout s’engloutissait dans un hurlement, un fracas assourdissant, où d’énormes explosions arrachaient les maisons.
Personne ne disait plus rien. Porta lui-même était muet. Nous avions peur, une peur folle ; nos nerfs à vif nous faisaient trembler, les yeux fous s’injectaient de sang, les gorges se nouaient.
On st sentait si seuls, si abandonnés, livrés sans pitié à cet enfer… Le char de 62 tonnes fut soulevé de terre plusieurs fois et retomba lourdement en craquant de toute sa membrure. Combien de temps ça va-t-il durer avant qu’on ne crève ? Un coup au but, et 1 500 litres d’essence explosent ; nous le savons, nous l’avons vu si souvent. Aucune illusion. La mort normale pour le soldat de char ce sont les flammes. De toutes les armes, c’est la nôtre qui a le plus gros pourcentage de pertes ; ça nous rend comme des brutes. Nos croix ? Celle du diable, une croix de bois. Des équipages de chars, un pour cent seulement a survécu à la guerre.
Tout autour, des geysers de terre jaillissent vers le ciel ; cette fois, nous sommes quasi fous de terreur. La mort enfonce sa griffe dans les nuques, nous ploie de peur. On pourrait faire marche arrière, filer, mais une discipline de fer nous tient. On ne se bat ni pour Hitler, ni pour la patrie, on se bat pour sauver sa peau, car la crainte du peloton d’exécution est plus grande que celle des grenades russes. Il est arrivé qu’un équipage terrorisé ait sauté de son char et se soit enfui, mais ce fut ensuite pour être conduit au poteau, à l’aube. « Lâcheté devant l’ennemi. » Ces histoires sont communiquées aux sections du front pour flanquer la frousse et faire un exemple.
Quelqu’un colle ses yeux au périscope. La pression de l’air, à la suite d’une explosion, tord la grande antenne d’acier ; un souffle brûlant pénètre dans le véhicule. Et le petit garçon hurle. Il mord, il donne des coups de pied, l’écume lui vient aux lèvres, il s’est cogné contre la culasse de la mitrailleuse et s’est fendu la peau. Il est devenu fou.
Nous le regardons, impuissants, ne sachant que faire ; Heide tripote son revolver ; Petit-Frère se tape la tête de désespoir contre la paroi d’acier en serrant l’enfant contre lui. Le petit se raidit, tendu en arc ; il est pris de convulsions. Hors de lui, Petit-Frère hurle :
– Aidez-moi, cochons ! Qu’est-ce que je dois faire ?
Soudain, le petit corps se détend, la tête retombe en arrière, les yeux se voilent ; Petit-Frère lâche les membres si frêles dans les haillons roussis, et regarde, sans rien comprendre, l’enfant qui est tombé sur le plancher d’acier maculé d’huile. La grande brute ouvre et ferme la bouche ; il jette un cri, un hurlement inarticulé ; c’est un homme désespéré qui se frappe le front.
– Mon petit garçon, mon petit garçon ! il est mort !
Empoignant son revolver, Petit-Frère ouvre le panneau, arrache le petit corps et se précipite au-dehors, au beau milieu du chemin, d’une main pressant l’enfant contre lui, de l’autre tiraillant dans toutes les directions.
– Venez, fumiers ! Suppôts d’Hitler et de Staline ! Venez que je vous massacre.
Il était horrible à voir, le pansement de son oreille arrachée flottant derrière lui, et l’enfant mort sur sa poitrine.
– Il est devenu fou ! gémit Porta. Il va être bousillé par une grenade.
Mais le légionnaire, tel un putois, se glisse hors du char et, d’un coup de manche de grenade, il assomme Petit-Frère que Heide et Porta tirent, évanoui, dans le véhicule. Le cadavre de l’enfant mort gisait sur le chemin.
Nous recommençons à attendre, à écouter… Des masses humaines sanglantes sortent des tranchées devant nous ; c’est notre infanterie.
Et lentement la lumière paraît. Un brouillard gris, humide. Mais, Dieu soit loué ! On peut au moins voir ce qui se passe. Des balles traçantes blanches et vertes s’élèvent des lignes russes. Nous savons ce que ça signifie : l’attaque.
Petit-Frère revint à lui, hagard,
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