Ben-Hur
sa rame, depuis son arrêt dans la baie d’Antemone, lui paraissait légère.
On apprécie trop peu, en général, le sentiment de sécurité que l’on éprouve lorsqu’on sait où l’on est et où l’on va. S’il est angoissant de sentir que l’on a perdu son chemin, il est bien plus pénible encore d’avancer aveuglément dans les régions inconnues. Ben-Hur s’était habitué, en quelque mesure, à ramer durant des heures, de jour et de nuit, sans connaître la destination de la galère ; cependant le désir de l’apprendre ne s’était jamais entièrement éteint en lui et maintenant il se rallumait, sous l’empire de l’espérance que son entrevue avec le tribun avait fait naître dans son cœur. Les moindres bruits qui parvenaient à son oreille lui semblaient des voix, chargées de quelque message pour lui ; il fixait les yeux sur le petit espace lumineux au-dessus de sa tête par lequel il s’attendait à voir paraître quelque chose ; il n’aurait su lui-même dire quoi. Plus d’une fois il se surprit sur le point d’adresser la parole à son chef, ce qui eût plongé, certainement, ce digne fonctionnaire dans un étonnement voisin de la stupeur.
Durant ses années de captivité il avait appris à calculer, d’après les rares rayons du soleil qui glissaient sur le plancher, à ses pieds, la direction que suivait la galère, et depuis leur départ de Cythère, il avait étudié les variations de l’ombre avec une attention passionnée, car il devinait qu’ils se rapprochaient de la terre de Judée, aussi leur brusque évolution vers le nord lui causait-elle un désappointement poignant. Quant à la raison d’être de ce changement d’orientation, il cherchait en vain à la comprendre, il ignorait, ainsi que tous ses compagnons, le but de leur voyage. Sa place était près des rames, que la galère fût en marche ou à l’ancre, et une seule fois, depuis trois ans, on lui avait permis de monter sur le pont, – le jour où Arrius avait ordonné qu’il se présentât devant lui – aussi ne savait-il pas même que la galère, qu’il contribuait à faire marcher, était maintenant suivie d’une flotte entière.
Quand la nuit fut venue, une vague odeur d’encens se répandit dans tout le navire…
« Le tribun est à l’autel, se dit Ben-Hur, serions-nous sur le point d’entrer en bataille ? » Il avait assisté déjà à bien des combats, sans en avoir vu aucun, et les diverses manifestations que leur approche provoquait à bord lui étaient familières ; ainsi il savait qu’avant un engagement, comme avant un départ, on offrait toujours un sacrifice aux dieux.
Les rameurs s’intéressaient au résultat d’une bataille avec autant d’ardeur que les matelots et les soldats, quoique pour de tout autres raisons. Ils ne pensaient guère aux dangers courus, mais ils songeaient qu’une défaite, au cas où ils lui survivraient, les ferait changer de maîtres, ce qui améliorerait, peut-être, leur misérable condition.
Au moment voulu on alluma les lanternes suspendues au-dessus des escaliers, et le tribun descendit dans l’entrepont. Les soldats se revêtirent de leurs armures et l’on prépara les machines, les munitions, les jarres pleines d’huile inflammable, les corbeilles remplies de balles de coton, roulées en forme de chandelles. Quand enfin Ben-Hur vit le tribun remonter sur la plateforme, son casque et son bouclier à la main, il ne douta plus de ce qui allait se passer et se prépara à subir la dernière des ignominies attachées à son état d’esclavage.
Chaque banc portait une chaîne, terminée par des fers, que le chef mettait aux pieds des rameurs, et ceux-ci n’avaient d’autre alternative que d’obéir passivement et de se laisser ainsi enlever toute chance de fuir, en cas de naufrage. Cette humiliation, qu’ils ressentaient tous vivement, faisait bouillonner le sang de Ben-Hur ; il eût donné un monde pour y échapper. Le bruit des chaînes soulevées par le chef l’avertissait de son approche, son tour allait venir, à moins… à moins que le tribun n’intercédât pour lui.
Cette idée, dictée peut-être par l’égoïsme ou la vanité, s’empara tout à coup de son âme. Il se dit que si le Romain s’intéressait vraiment à lui, il lui épargnerait cette honte, en tous les cas il allait savoir ce qu’il pouvait espérer de cet homme. Si, au moment d’entrer en bataille, il pensait à lui, cette preuve qu’il le
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