Bombay, Maximum City
correct). Les pâtes et la salade doivent tout à l’huile d’olive sicilienne achetée dans une épicerie italienne de la 10 e Rue Est, le plus volumineux des articles apportés dans mes bagages.
Dans le mois qui suit l’arrivée de ma famille, tel Werther pourchassant Lotte je traque les plombiers, les électriciens, les menuisiers. L’électricien attaché à l’immeuble est un type arrangeant. Il passe en fin de journée, me décrit dans le détail l’installation électrique de l’appartement, qu’il connaît par cœur grâce à maintes visites antérieures, et effectue, par-ci, par-là, des rafistolages provisoires, gages d’innombrables visites ultérieures. La seule ligne de téléphone dont je peux me servir pour appeler à l’étranger tombe en panne. La semaine dernière, c’était l’autre. Les gens qui peuvent se le permettre ont deux lignes, vu qu’il y en a toujours une qui lâche. Il faut alors contacter le service du téléphone et acheter les techniciens pour qu’ils réparent. Les défaillances du système font aussi des heureux.
Quant au plombier, il me donne des envies de meurtre. Il est odieux, il est ignoble, il a les dents de travers, noircies par le bétel. Il dresse les habitants de l ’ immeuble les uns contre les autres, raconte à mes voisins du dessus et du dessous que c ’ est à moi de payer pour les nombreuses fuites qui inondent mes toilettes et en ressortent, après quoi il vient me dire que je dois les convaincre de payer. Le chauffe-eau, les interrupteurs, les robinets, les chasses d ’ eau, les tuyaux, rien ne marche. Un liquide d ’ une couleur suspecte suinte à grosses gouttes du plafond. Le président de l ’ association des résidents m ’ explique que toutes les canalisations de l ’ immeuble sont pourries. Les conduites d ’ écoulement prévues pour être placées dehors ont été encastrées. Les occupants des logements modifient les choses à leur gré et ne font pas appel au plombier de l ’ immeuble pour réparer les fuites. Il n ’ y a plus une seule conduite droite ; chaque fois que quelqu ’ un entame des travaux de rénovation, et cela n ’ arrête pas, il engage un plombier indépendant pour modifier le tracé des canalisations gênantes. Le trajet naturel des eaux propres et usées en est contrarié, les flux se mélangent. Bref, du vingtième étage au rez-de-chaussée, l ’ eau sale progresse selon des zigzags et des dénivelés aussi raides que le lacet en épingle à cheveux d ’ une route de montagne. Les bouchons de saleté qui s ’ accumulent à tous les coudes bloquent l ’ écoulement. La municipalité n ’ applique pas les sanctions prévues pour les travaux non autorisés. Un flot répugnant menace en permanence d ’ envahir mes sanitaires, comme cela s ’ est déjà produit dans d ’ autres appartements de l ’ immeuble. Les artères de l ’ édifice sont encrassées, sclérosées. Sa peau part en lambeaux. Et pour le privilège de pouvoir réparer les lieux, chaque mois je dois régler le loyer.
Il faut aussi réapprendre l ’ art de la patience dans les files d ’ attente. À Bombay, tout est prétexte à faire la queue : voter, trouver un logement ou un travail, obtenir un visa, réserver une place de train, passer un coup de fil, aller aux toilettes… Et quand enfin votre tour arrive, vous n ’ êtes que trop conscient des centaines de milliers de millions de personnes qui piétinent derrière vous. Allez, allez, on se dépêche ! Le suivant ne se tient d ’ ailleurs jamais dans le dos du premier de la file, mais toujours à sa hauteur, comme s’ils étaient ensemble, si bien qu’il suffit d’esquisser un pas de côté pour occuper la place enfin libérée.
L’essentiel de nos journées passe ainsi. Bombay est hostile aux étrangers et aux expatriés nostalgiques. Nos dollars nous permettent de nous tailler une petite place au soleil, c’est vrai, mais la ville les empoche en grommelant. Elle croule sous la pression de ses quatre cent mille habitants au kilomètre carré. Elle n’a pas plus envie de moi que du pauvre Bihari sans ressources, mais comme elle ne peut pas se débarrasser de nous elle s’ingénie à nous rendre la vie dure en nous menant une guerre sans relâche, en nous tirant dans les pattes, en provoquant chaque jour de nouvelles petites crises. Toutes ces contrariétés cumulées peuvent transformer en tueur le plus pacifique des hommes, surtout s’il vient d’un pays
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