Bombay, Maximum City
pleinement dans la vie […] En vous impliquant de manière positive, vous serez tout de suite récompensés et vous pourrez aller de l’avant, pleins d’enthousiasme pour la vie et la multitude de possibilités qu’elle recèle. »
À l’intérieur, sur l’espace laissé vierge, Babbanji a écrit un poème sur Bombay :
Qu’a-t-il à vendre, ce carnaval ?
La terre est-elle intoxiquée
pour que les innocents naïfs
affluent au carrefour des pressés, des voleurs ?
Ils viennent y chercher des rêves
Incompatibles avec les leurs.
Il me le lit, puis s’absorbe dans la contemplation de la photo d’Angela Lansbury. « Il fallait que je vienne à Bombay », dit-il. Il s’apprête à me raconter quelque chose, me regarde : « Tu garderas tout ça pour toi ?
— Bien sûr. »
Son père enseigne la géologie dans une université ni bien ni mal cotée de Sitamarhi, une petite ville du Bihar, et il aurait voulu que son fils devienne scientifique. Babbanji qui était bon en chimie a participé à un concours de sciences organisé dans son école ; son procédé de fabrication du pétrole à partir de déchets plastiques lui a valu le troisième prix. La fille arrivée deuxième est venue le féliciter. Elle s’appelle Aparna Suman et il sourit en évoquant ce moment.
« Elle voulait peut-être me taquiner. D’habitude j’étais toujours premier.
— Elle est jolie ?
— Non. Moyenne. »
Babbanji s’inscrivit dans la fac où son père travaille, de même qu’Aparna, mais il ne l’apprit qu’après. Elle lui emprunta un jour un manuel de géologie. Quand elle le lui eut rendu, il trouva entre les pages un poème qui commençait sur ces mots : « Je te parle du fond de ma solitude… » Elle lui emprunta un autre bouquin, et cette fois il trouva dedans une photo d’elle et les paroles de chansons de film. Le bruit se répandit qu’ils sortaient ensemble et arriva aux oreilles de mauvais sujets qui avaient été renvoyés de la fac à cause de son père. Aiguillonnés par un rival jaloux – un garçon qui louait une chambre aux parents d’Aparna – ils firent irruption dans la salle de classe et s’en prirent à Babbanji devant le professeur. « Le Bihar, c’est le genre d’endroit où le prof n’interviendra pas si tu te fais agresser sous ses yeux. » S’il s’interposait il se ferait battre lui aussi. Les crétins sortirent des couteaux et sous les yeux de tous ses camarades hilares, sous ceux aussi d’Aparna, ils ordonnèrent au jeune poète de monter sur le banc et d’exécuter, plus vite que ça, mains croisées au-dessus de la tête, bras collés sur les oreilles, quinze redressements assis-debout.
Le lendemain, Babbanji s’éveilla avec des idées de suicide. Préférant ne pas montrer à ses parents son visage tuméfié, il alla se plaindre à ceux d’Aparna de la conduite de leur pensionnaire. Convoqué, ce dernier prétendit que Babbanji tournait autour d’Aparna. Pour preuve de sa bonne foi, Babbanji présenta aux parents les lettres d’amour que lui avait écrites leur fille.
Devant tout le monde, la mère demanda à Aparna : « Tu l’aimes ?
— Non. » Et elle se mit à lire un poème qu’il lui avait envoyé et qu’elle avait montré au pensionnaire :
Tu dis ta solitude mais pourquoi rechercher
Celui qui demain peut-être sera parti ?
Léger comme le vent je vais ici, puis là…
Oublie-moi, fleur de mon jardin.
« J’avais les larmes aux yeux mais je me retenais de pleurer. À cet instant j’ai décidé que la science n’était pas pour moi. La raison pour laquelle je voulais me tuer, ce poème, devenait ma destination, ma raison de vivre. J’ai décidé que j’écrirais. »
Rentré chez lui, il rédigea un mot pour ses parents qui étaient partis travailler – « Quand je reviendrai à Sitamarhi je serai quelqu’un. Je reviendrai avec la réponse qu’attendent tous ceux que je laisse derrière moi » –, et prit le bus pour la gare la plus proche. « Je n’avais que ce sac (il exhibe un sac en plastique jaune, sorte de cabas à provisions) avec dedans mon dossier (ses poèmes), un drap et ça. » Plongeant la main au fond du cabas jaune, il en sort un vêtement, un maillot de corps tout froissé et pas très net qui a dû être blanc mais a pris une teinte bleuâtre à force d’être lavé et porté des années, dirait-on. Il le déplie en le tenant à bout de bras et pour la première fois
Weitere Kostenlose Bücher