Bombay, Maximum City
lui laissa sa place devant le seau – « Allez, finis de te laver. » Ces ablutions se déroulent au vu et au su de tous ceux qui attendent pour aller au petit coin. La toilette n’a rien d’une occupation intime : on se lave en sous-vêtements, devant des centaines de paires d’yeux. Des bagarres éclatent souvent entre les clients. Le Népalais qui dirige l’endroit prend cinq roupies pour le seau d’eau et une pour les cabinets, au mépris des tarifs affichés : trois roupies le seau, une demi-roupie les cabinets. Comment protester, quand la ruée est telle que devant l’édicule la chaussée est abîmée et le pavage creusé par le flot d’eau savonneuse qui vient lécher les pieds de ceux qui patientent dehors et s’étale en flaques dans la rue ?
Babbanji n’en a pas assez de vivre sur le trottoir ?
« Ça me plaît beaucoup. Je n’ai aucun problème. Dans une maison je serais moins libre que dans la rue. »
Je lui pose la question de rigueur, celle à laquelle j’ai moi-même dû répondre maintes fois : « Comment trouves-tu Bombay ? Les appartements, ici, toutes ces voitures ?
— Tout cela ne me tente pas. Je n’ai pas envie de vivre en appartement ; on y est comme en prison. Sur les trottoirs, on se fait des connaissances, on noue des amitiés. Si je devenais riche ces relations se gâteraient ; quand mes amis pauvres me rendraient visite les vigiles ne les laisseraient pas entrer. Le trottoir est bon pour le pauvre. Pense à tous ces gens qui y trouvent une place la nuit ! »
Une enquête a récemment révélé que les deux tiers de la surface des trottoirs de la ville sont inutilisables par les piétons, en grande partie à cause de ceux qui vivent comme Babbanji. La bataille des trottoirs est un combat pour les droits de diverses catégories d’usagers : les piétons qui y marchent (leur fonction première) ; les sans-abri qui y dorment ; les colporteurs et les petits marchands qui gagnent leur vie dessus ; les automobilistes qui s’y garent. Savoir qui en a le plus besoin est ici l’objet de débats interminables et déchirants.
Babbanji pense-t-il parfois au Bihar ?
Oui, et quand il y pense il se rappelle deux choses. D’abord son père et les recommandations qu’il lui adressait : « Applique-toi à devenir quelqu’un, mon fils. Fais quelque chose de ce que tu as dans les mains. Si tu deviens un voleur, au moins sois le meilleur des voleurs. » Ensuite, « le grand cœur des Biharis, leur hospitalité, leur empressement à aller vers les étrangers. Je ne retrouve pas cela ici ». À Bombay, il faut tout payer, même l’eau qu’on boit ; remplir une bouteille d’eau potable coûte entre une et deux roupies. « À Bombay les gens n’ont pas de cœur, je n’ai pas mis un mois à m’en apercevoir. » Quoi qu’il en soit, maintenant Babbanji sait exactement ce qu’il attend de l’avenir ; « Je veux faire partie des écrivains. Je veux continuer à écrire. » Il a intitulé sa collection de poèmes La bougie brûle toujours.
Quand ils apprennent qu’il est poète, la plupart des gens lui demandent de réciter un shayri, forme de composition rimée qui s’est répandue comme un fléau dans l’Inde moderne. « Je n’aime pas les shayris. Moi, j’écris de la poésie. Les shayris sont un divertissement alors que la poésie dit la vérité. Un shayri déclenche les applaudissements, pas un poème » – et c’est toute la différence, souligne-t-il. Il aime le cercle de poètes qui fréquente le salon de plein air : « C’est une rencontre d’intellectuels, de gens du monde. Un échange de pensées. » Il commence à voir les choses de leur point de vue, à manier le langage des critiques littéraires. Il cite un poète londonien qui a passé quelque temps à Bombay : « Il l’a dit très justement : dans l’Inde contemporaine la poésie est morte. » Ces gens de plume l’aident et Babbanji se demande parfois pourquoi. Qu’avons-nous à y gagner ? « Ils ont peut-être envie d’encourager le talent, et quand je serai reconnu à mon tour je parlerai d’eux. Si on me demande, “Comment avez-vous réussi à vous élever en partant des trottoirs ?” je vous remercierai tous : Adil, toi, Madan. »
Il veut bien que je mette son histoire dans mon livre, il a même pensé à un titre qui pourrait convenir. Lequel ? « “Vie indicible” : la vie dont on ne dit rien. On parle en long et en travers de la vie des
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