Bombay, Maximum City
il s’est un jour rendu dans un abattoir de chiens et d’autres animaux errants. Équipés de magnétophones et de petites caméras vidéo, ils demandèrent au directeur de cet établissement ce que devenaient les carcasses : on faisait fondre la graisse pour fabriquer du suif vendu seize roupies le kilo pour la qualité courante et vingt-deux roupies le kilo pour la qualité supérieure. Qui achète un produit pareil ? s’enquirent les jaïns. « Aujourd’hui encore, quand je repense à la réponse que nous a donnée cet homme, j’en ai des sueurs froides », dit l’animateur. Les principaux fournisseurs des sites de restauration rapide de la ville passent commande à l’abattoir : les beignets et autres galettes dont raffolent les Gujeratis sont frits dans de la graisse de chien. Si nous assimilons dans nos corps un péché pareil, comment pouvons-nous espérer progresser ? tonne l’animateur. Et c’est la même chose avec les crèmes glacées : savons-nous seulement ce que deviennent les os, les sabots, les cornes des vieilles vaches ? Il s’est étonné auprès du propriétaire d’une usine de glace de ce que les produits qu’il fabriquait ne fondaient pas : c’est parce qu’ils contiennent, sous forme de gélatine, des dérivés bovins. La révélation suscite des murmures et des grimaces de dégoût dans l’assistance. « Dès maintenant, faisons tous le vœu de ne plus jamais manger de glace ! » nous exhorte l’animateur.
Les interventions ne mentionnent Dieu que très rarement. Elles se taisent également sur l’aide à apporter aux pauvres. Le plus grand service que l’on puisse rendre à autrui est de le détourner du samsara. Il n’est jamais question ni du paradis, ni de la félicité du moksha. Cette idéologie cultive un pessimisme noir. L’animateur décrit la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui la communauté jaïn, riche à l’en croire de dix millions de membres, dont vingt mille moines seulement. « La communauté jaïn ressemble à un homme qui aurait avalé du poison. Le poison est dans son ventre et voilà qu’il est agressé par un homme armé d’un couteau. Il recule pour lui échapper, mais ce faisant il se rapproche dangereusement du bord de la terrasse sans garde-fou : un pas de plus, et il basculera dans l’abîme. »
Nous sommes assis à même le sol. La pièce spacieuse donne de tous côtés sur les fenêtres et les balcons d’autres immeubles qui, dans ce quartier densément bâti, sont très proches les uns des autres. Une femme sort sur son balcon à quelques mètres de la fenêtre près de laquelle je suis assis. Elle se penche par-dessus le parapet et, comme plongée dans sa méditation, laisse échapper de ses lèvres un mince filet de mucus blanc, quelque chose entre le crachat et le vomi. Peut-être est-elle enceinte, mais ce n’est pas un haut-le-cœur de nausée. Le marchand placé devant moi soigne ses lèvres gercées avec un tube de pommade Vicks.
L’orateur le plus attendu de la journée vient de prendre le micro. C’est le frère d’Atulbhaï, un richissime diamantaire qui lui aussi a pris la voie de la diksha à Ahmadabad ; des processions d’adieu en son honneur ont eu lieu dans toute l’Inde et jusqu’à Anvers et New York. Sevantibhaï a consulté Atulbhaï avant de prendre sa décision.
Le frère nous invite à réfléchir à ce que nous faisons de nos vies. Il nous brosse un tableau de ce qui attend les Ladhani après le 13 de ce mois : ils iront de village en village dans la fournaise écrasante du Kutch sans savoir s’ils trouveront de quoi subsister dans le suivant, ils mangeront à même leur écuelle une mixture de cinq variétés de légumes et de six types de dal. « Nous devons réfléchir à ce que nous entendons en ce moment, à ce que nous ferons tout à l’heure au bureau. Nous ne pouvons plus vivre sans l’air conditionné. Nous râlons si le compartiment de première dans lequel nous sommes montés pour aller à Ahmadabad n’est pas climatisé. Pensons pourtant à cette famille, qui va connaître les pics de température du Kutch ! Pensons à la pauvre petite Karishmaben ! » Il nous invite aussi à réfléchir à notre attitude pleine d’impatience à l’égard du temps ; nous qui nous plaignons quand nous ne pouvons pas réserver une place de train, réfléchissons au peu de signification que cette famille va bientôt accorder au temps, à l’espace immense qu’elle va
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