Bombay, Maximum City
parcourir à pied. « Toujours plus ! Toujours plus ! Voilà ce qu’est devenue notre culture ! » Dans un gujerati rapide et énergique, il décrit le monde de folie dans lequel vivent les diamantaires : monde de téléphones mobiles, de plans d’expansion mondiale à Bangkok, New York ou Anvers, de transactions qui chaque jour brassent des milliards de roupies, de listes d’attente pour les vols internationaux, d’accumulation constante – « Toujours plus ! Toujours plus ! » – et il compare tout cela avec le mode de vie que cette famille est sur le point d’embrasser, voué au « dé-ta-che-ment ». L’affluence est telle que tout le monde n’a pas pu trouver place dans la vaste salle, moite de la chaleur animale des centaines de corps qui s’y pressent en cet après-midi hivernal.
On hisse sur scène un vieux diamantaire respecté par tous ses pairs ; il a bâti sa fortune à Anvers avec la contrebande de diamants et a bien connu mon grand-père. Il renonce à prendre la parole et se lève, à grand-peine, pour bénir Sevantibhaï. Sa famille possède un manoir à Malabar Hill et un appartement à Manhattan au-dessus d’un concessionnaire Rolls-Royce. Un autre de ses collègues, Arunbhaï, vêtu sans apprêt d’une chemise à manches courtes mais milliardaire, et pas en roupies, prend le micro pour nous raconter que sa propre mère aurait voulu opter pour la diksha. Il l’en a dissuadée, mais il évoque la vie des moines errants sur un ton vibrant de désir, comme une vocation qu’il suivra à son tour, le moment venu.
Un des intervenants parle en toute franchise du passé de Sevantibhaï : « Pas un péché dont il ne se soit rendu coupable. Un de ses amis m’a dit : “Chaque fois que nous avons pris l’avion ensemble il s’est montré radin.” » D’autres, la mine sombre, évoquent les errements d’une vie dont Sevantibhaï a pleinement profité avant de s’engager sur la voie de l’ascèse. Un marchand me glisse à l’oreille que ses premières fiançailles ont été rompues par la famille de la jeune fille tant il avait mauvaise réputation. Un courtier qui travaille pour mon oncle se souvient d’avoir passé trois jours d’affilée au poste avec Sevantibhaï ; il était accusé de vol, mais quand les policiers ont su de qui il s’agissait ils l’ont salué bien bas. Le courtier pense que la décision du diamantaire d’embrasser la diksha est motivée par « quelque chose d’énorme » : une fraude massive ou un désastre financier. Sevantibhaï est de notoriété publique un homme qui a commis plus que sa part de péchés.
Mais aujourd’hui Sevantibhaï Chimanlal Ladhani n’est plus simplement un diamantaire dont les affaires marchent relativement bien. Le petit homme à la peau sombre et au sourire facile est une figure qui fait autorité, un guide sur la voie que le milliardaire Arunbhaï empruntera tôt ou tard. D’un seul bond il a dépassé des gens qui jusqu’alors avaient beaucoup mieux réussi que lui. Cet après-midi, dans le grand salon du siège de leur association, il est pour tous un objet d’admiration, sinon d’envie.
Les personnalités les plus en vue de la corporation congratulent maintenant les diksharthis, leur remettent la plaque, le tilak, le châle et la guirlande. Leurs épouses félicitent les femmes, distinguées pour la toute première fois. Les discours ont à peine mentionné le nom de Karishma, la fille. Elle ne tire pas grande gloire de la cérémonie ; la plupart des intervenants s’en sont tenus à exalter le sacrifice de son père. Voilà pourtant une jeune Bombayite qui renonce pour le restant de ses jours à aller au cinéma, à se maquiller, à sortir avec un garçon, à poursuivre ses études. De sa vie elle ne remettra plus les pieds dans la ville de son enfance.
Sur le balcon d’en face, la femme vient de resurgir, cette fois avec un cerf-volant. L’air ravi, elle le fait voler dans le petit bout de ciel visible entre les immeubles.
La métropole moderne est un ramassis de gens en transit entre deux lieux, deux ailleurs. New York attire les migrants venus d’autres villes du monde ; Bombay, des paysans qui ont quitté leurs villages pour la capitale et qui s’efforcent de les y recréer. L’angoisse citadine est une angoisse du transitoire, de gens qui ignorent où ils seront l’an prochain, eux et leurs enfants. Ils ne peuvent pas nouer de liens d’amitié durables puisque leurs amis non
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