Bombay, Maximum City
plus ne passeront pas leur vie ici. Au village, le grand-père savait où il mourrait et sur quel tumulus funéraire son corps serait brûlé, dans quelle rivière ses cendres seraient dispersées ; il savait que les amis et les cousins avec qui il avait grandi resteraient dans les environs jusqu’à l’heure de sa mort. Le citadin ne peut pas avoir cette confiance dans la stabilité des relations. Jamais Satish n’exécuterait ses missions mortelles au village : il a trop besoin de la protection de l’anonymat. Mona Lisa non plus n’y a pas sa place : son oreille compatissante, son statut de bien de consommation public n’ont de raison d’être qu’en ville. L’allure à laquelle les choses changent dans nos métropoles est trop rapide pour que l’intelligence arrive à suivre. Espèce d’abord villageoise, l’humanité ne s’est pas encore faite à la vie urbaine. C’est pour cela que Sevantibhaï cherche à fuir la ville ; il renonce à elle au moins autant qu’à tout le reste, qu’à sa fortune, qu’à sa famille.
Un sourire éclaire le visage de Sevantibhaï lorsqu’il me repère dans la foule qui a envahi sa demeure ancestrale de Dhanera pour assister au grand départ. « Vous avez mangé ? » me demande-t-il avant toute chose. Dehors, un de ses frères psalmodie « Mon frère bien-aimé prend la voie de la diksha » pendant que le chœur répond « Wah bhaï wah ! » Une femme hurle le premier couplet, puis tous les membres de la famille élargie scandent le refrain à gorge déployée, peut-être pour se convaincre qu ’ ils sont bien là pour célébrer quelque chose. Il y aura même un défilé somptueux dans Dhanera pour fêter ça : le dernier jour des Ladhani dans le samsara.
Un vacarme fantastique éclate quand Sevantibhaï sort de la maison sur les épaules de ses frères. Tous les spécialistes de musique traditionnelle ont été convoqués à des kilomètres à la ronde pour accompagner la procession. Grimpé sur la terrasse d ’ une maison offrant un beau point de vue sur le trajet du cortège, je m ’ installe pour regarder. Je ne suis pas seul, loin s ’ en faut ; les gens se pressent contre la rambarde malgré les avertissements du propriétaire : « Ne vous appuyez pas dessus ! Ça risque de s ’ effondrer ! » À nos pieds défilent les merveilles des campagnes gujeraties. Hiératiques sur leurs dolis, ces plates-formes légères que des fidèles portent sur les épaules, des sâdhus jaïns tout de blanc vêtus annoncent l ’ arrivée du cortège. En tête, viennent les joueurs de dhol et les joueurs de cymbales, des hommes qui soufflent dans de longues trompettes, un autre perché sur la bosse d ’ un chameau qui frappe sur deux énormes tambours barbouillés de curcuma. Puis ce sont les chevaux à la robe blanche comme neige et richement caparaçonnés qui caracolent, montés par deux jeunes garçons enturbannés. Suit un essaim de beautés villageoises qui avancent avec chacune un pot en cuivre sur la tête, chaque pot étant à son tour surmonté d ’ une noix de coco posée en équilibre. Les nombreux membres de la famille Ladhani passent sur des chars tirés par des chameaux qui tous représentent une petite hutte au toit de paille. Derrière, enfin, les diksharthis, mais précédés par des hommes en costume tribal qui soufflent, on croit rêver, dans des cornemuses ! Les trois enfants Ladhani sont assis au centre de deux grands oiseaux sculptés – ici un paon, là un cygne – posés sur un char que tire un éléphant. Sevantibhaï et Rakshaben siègent quant à eux sur des trônes immensément hauts, juchés sur un char également tiré par un éléphant. Un homme qui brandit deux épées les suit à dix pas, et derrière c ’ est une gigantesque bousculade car Sevantibhaï et Rakshaben jettent l’argent à la volée. Ils arrosent littéralement la multitude de poignées de riz mêlées à des pièces d’or et d’argent, à des billets de banque, manne prodigieuse qu’ils puisent dans les paniers posés à leurs pieds. À ce stade de la procession, ils ont suffisamment d’entraînement pour que leurs gestes soient devenus automatiques : ils se penchent en avant, ramassent une brassée de richesses, se redressent en ouvrant grands les bras et le mélange scintillant de riz, d’or et d’argent fuse haut et loin, décrit un ample arc de cercle et retombe sur la foule en folie. Redescendu dans la rue, je perçois
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