Bombay, Maximum City
« J’ai commis de nombreuses erreurs. Pardonnez-moi s’il m’est arrivé de vous blesser. »
La soirée est déjà bien avancée quand Hasmukh m’entraîne dans la pièce où Sevantibhaï se fait masser par quelques-uns de ses parents. Le diksharthi avoue se sentir bouleversé. « J’ai essayé de réfléchir mais je suis trop troublé. Sans arrêt je me demande, Que vais-je faire demain ? Où serai-je ? Je suis souffrant, j’ai de la fièvre, et là, pour le moment, j’ai tout ce qu’il me faut, cela me fait du bien qu’ils me massent les bras et les jambes mais je me demande, Et demain ? Comment vais-je supporter cette maladie, demain ? » Il est le seul des cinq à reconnaître publiquement ses doutes et ses hésitations – peut-être parce qu’il est le seul à pouvoir le faire impunément. A-t-il au moins un projet auquel il pense se consacrer ? « Je vais passer les dix prochaines années à étudier le sanskrit. Il me faudra bien dix ans avant de pouvoir le parler. »
Pense-t-il à la séparation imminente de sa famille, au fait qu’il ne reverra plus jamais ni sa femme ni sa fille ? Pour le moment il se sent assez tranquille mais, ajoute-t-il, « je ne passerai le test pour de vrai qu’après-demain, ou après-après-demain, quand je serai vraiment séparé d’elles ». Et Bombay, il n’envisage vraiment pas d’y retourner ? « Le désir de revenir à Bombay m’a quitté comme il a quitté mon gourou. » Des centaines de personnes voudraient le voir, aussi je le salue et quitte la pièce plongée dans la pénombre.
Désireux de m’entretenir avec les autres diksharthis, je passe d’abord voir Rakshaben. La femme native d’Ulhasnagar me dit éprouver tant de ulhas, tant de bonheur, que son mari et ses fils ne lui manqueront pas. Snehal aussi déclare renoncer au samsara « pour le vrai bonheur », le moksha que l’on ne peut atteindre qu’en s’engageant dans la diksha. C’est une tautologie : le bonheur est moksha, le moksha est bonheur. Laxmichand qui reste obstinément assis sous un tube néon convoque ensuite Karishma en lui annonçant que je veux « l’interviewer ». Quelqu’un la taquine sur le pouvoir qu’elle aura dès demain, jour de la diksha, d’exiger ce qui bon lui semble de tel ou tel membre de la famille. Pourquoi ne demanderait-elle pas à Laxmichand d’arrêter de fumer ? « Je ne peux pas lui prescrire une telle règle, dit la jeune fille. Il n’arrêtera que si ça vient de lui. » Tout à l’heure, lorsque son oncle a éclaté en sanglots on lui a demandé de venir consoler le pauvre Laxmi. « Pourquoi pleure-t-il en ce jour si joyeux ? » s’est-elle étonnée. Quand elle est partie de Bombay elle ne s’est pas retournée pour regarder l’immeuble dans lequel elle avait vécu toute sa vie. La plus jeune de tous les diksharthis est celle dont les réponses sont le plus exemptes de doute et d’hésitation. Peut-être parce qu’elle n’a jamais posé de questions.
Sevantibhaï a prolongé très tard la dernière nuit qu’il devait passer dans le monde ; il était trois heures et quart quand il s’est décidé à aller se coucher. « Il ne pouvait pas trouver le sommeil, me confie Hasmukh. Je voyais qu’il était vraiment en train de se demander, Comment vais-je vivre à partir de demain ? » Quarante-cinq minutes plus tard, il s’est levé et il est allé au temple dire ses prières, faire son puja. Pour la dernière fois, là aussi. Quand il sera devenu moine, il ne pourra plus procéder à ce rituel. Les maharajsahebs adultes n’ont même pas le droit de s’incliner mains jointes devant les divinités. Le jaïnisme est une religion athée dans le plus pur sens du terme. Sa foi en Dieu n’est pas le moindre des réconforts terrestres auxquels Sevantibhaï s’apprête à renoncer.
Le matin où les Ladhani vont définitivement dire adieu au samsara, il fait si froid que le moteur diesel de ma voiture refuse de démarrer. Le grand ciel qui recouvre la région aride est encore piqueté d’étoiles quand je sors de chez le docteur à six heures. Les rares personnes que je croise dehors se dirigent toutes vers la maison Ladhani. Dedans, il y a encore plus de monde que pendant la nuit, car le moment est venu pour les diksharthis d’embrasser parents et amis. Les femmes célèbrent l’instant par leurs lamentations :
Quel est donc ce jour que vous fêtez ?
[ Le chœur :] Il est plus précieux que
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