Bombay, Maximum City
qu’un autre lui rend hommage par-derrière. Là, un homme embrasse une femme passionnément en lui soulevant la cuisse gauche pour la caler contre sa taille et une autre femme agenouillée sous la première fait une fellation à l’amant. Ces personnages poursuivent leurs activités au milieu de plantes et d’éléphants taillés dans la pierre, entourés de serviteurs, et sous l’œil de Dieu ; rien là de secret, de honteux. La sexualité célébrée dans les temples hindous se déploie dans toute sa gloire. Des touristes entrent ici, des villageois, des membres des tribus, des bourgeois citadins venus en famille de la ville, et les enfants gambadent parmi les amants. Les figurines vibrent d’érotisme ; certaines des têtes ont été cassées, effacées par l’usure du temps ou les déjections acides des centaines de pigeons qui nichent dans les creux des murs, mais leurs postures sont révélatrices du plaisir pris à jouer du corps et de ses possibilités. Cette jouissance aussi est sacrée, sanctifiée.
Il n’est pas facile de parler des jaïns sans les ridiculiser. Leurs croyances excitent la verve des Occidentaux spirituels, que l’on pense au portrait au vitriol du prophète Mahavir dépeint par Gore Vidal dans Création ou au pathétique Merry, le frère convers jaïn que décrit Philip Roth dans Pastorale américaine . Même à Bombay j’ai du mal à expliquer pourquoi je ne considère pas ces gens comme des fous furieux, des idiots ou des fanatiques. Leurs conditions de vie extrêmes – ces privations terribles qu’ils s’infligent – terrifient les citadins ; ce que je leur en dis les fait encore plus frissonner que mes histoires de tueurs. « C’est de la violence ou je ne m’y connais pas, commente Mahesh, réalisateur d’une pelletée de films sanglants. Ça me traumatise. » Sevantibhaï poursuit sa recherche avec une rigueur qui ne laisse aucune place au compromis. Tant de pureté et de persévérance paraît incompréhensible, dans la ville qui offre à foison des occasions de distraction.
Tout en cheminant dans les campagnes du Gujerat, Sevantibhaï se pose de grandes questions qui l’amènent à réfléchir au but et à l’ordre de l’Univers, à la vanité du nationalisme, à la structure atomique de la réalité. Plus que toute autre personne de ma connaissance, il a continûment, inlassablement conscience de la somme de violence perpétrée à chaque minute, à chaque instant par notre espèce, violence qu’elle ne retourne pas seulement contre elle mais dirige contre la vie même, contre la création. Les diamantaires que je côtoie depuis l’enfance ne sont pas, dans l’ensemble, ouverts à ce type d’interrogation. Leurs affaires marchent bien. Ces questions, ce sont surtout les gens aux prises avec des difficultés financières qui se les posent. Les diamantaires jaïns de Bombay sont plutôt contents de leurs belles maisons et de leurs bureaux somptueux, des voyages qui de temps en temps les amènent à Anvers, des visites à Disneyworld avec les enfants ou des week-ends dans la station de Lonavla. Ils soutiennent presque à l’unanimité le BJP et trouvent que le barrage de Narmada – gigantesque projet dénoncé par les écologistes – sera une bénédiction pour le Gujerat.
La décision prise par Sevantibhaï le place dans une sphère de pensée complètement différente. Il est contre le barrage parce qu’il va favoriser le développement de la pêche ; il a entendu parler du conflit du Cachemire, mais de son point de vue la vie d’un Indien n’a ni plus ni moins de valeur que la vie d’un Pakistanais ou d’un Américain ; le mot nation n’a pas de sens pour lui. Les moines jaïns sont pour la plupart apolitiques, contrairement à maints gourous indiens contemporains qui flirtent avec la droite. Sevantibhaï a résolument jeté aux orties les valeurs tant prisées par les classes moyennes : l’éducation à l’occidentale, le consumérisme, le nationalisme, la famille sacro-sainte. Et voilà que ces gens à qui il a tourné le dos le traitent avec révérence ; des diamantaires à la tête de sociétés autrement plus importantes que la sienne, qui ne l’auraient pas fréquenté dans la vie qu’il a quittée, parcourent des distances considérables pour se prosterner devant lui, toucher ses pieds et ceux de ses fils. Ses enfants étudient le sanskrit, alors que dans leur ancien immeuble de Bombay les adolescents du même âge en
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