Bombay, Maximum City
C’est d’ailleurs à se demander pourquoi il a fait une entorse aux horaires d’ouverture de son petit commerce ; a-t-il été sensible au fait que je poursuivais ma quête sous la chaleur torride de juillet ? Quoi qu’il en soit, et tout particulièrement parce que c’est le dernier jour que je passe ici, sa bonne volonté me conforte dans le sentiment que j’ai ma place dans la ville de mon enfance.
Un petit geste, et le Pays du Non devient le Pays du Oui. Je comprends maintenant qu’il suffit de feindre de ne pas comprendre le Non, de faire comme s’il n’existait pas, comme s’il n’avait même pas été prononcé, pour que, piqué au vif, il se transforme aussi sec en Oui. À défaut, il induira au moins un branlement du chef à interpréter au choix de manière positive ou négative. Soyez généreux et charitable et vous obtiendrez satisfaction.
Nous nous sommes battus avec Bombay, de toutes nos forces, et la ville nous a fait une place. Je suis rentré à la maison, les gens d’ici m’ont ouvert la porte, ils m’ont accueilli, et avec moi ma femme et mes enfants venus d’ailleurs en faisant en sorte qu’eux aussi se sentent ici chez eux. Ils m’ont servi mes plats préférés, m’ont joué mes musiques préférées dont j’avais fini par oublier combien je les aime. Ils m’ont demandé d’écrire pour eux – pour leurs films, pour leurs journaux. « Je serais heureux d’avoir votre point de vue de citoyen sur le Kargil », m’a dit l’éditeur d’un recueil d’essais sur ce conflit. Ils m’ont donné une place que je n’ai jamais eue dans le pays où je vais repartir – la possibilité de participer au débat national. Les actrices, les comptables, les putes, les assassins que j’ai rencontrés me demandent : « Comment peux-tu retourner à New York après tout ça ? Tu vas t’embêter à New York. »
En deux ans et demi, j’ai appris à voir, derrière le naufrage de la ville concrète, la vie incandescente qui anime ses habitants. On associe trop facilement Bombay à la mort. Une ville ne meurt pas lorsque tous les jours cinq cents nouveaux arrivants bien décidés à vivre y débarquent. Bombay est peut-être une ville qui tue mais ce n’est pas une ville à l’agonie. Au début, j’ai cru à tort qu’elle n’en avait plus pour longtemps. Et puis j’ai emménagé dans un appartement plus agréable. Chacun mesure la prospérité ou la décadence de sa ville à l’espace qu’il y occupe. Les Bombayites ont tous leur petit Bombay.
Longtemps parti puis revenu, je remarquais tout de suite ce qui avait changé : les couleurs vives des façades avaient pâli, le banian qui ombrage l’abribus avait poussé. Si on l’avait coupé, je me serais souvenu qu’il y en avait eu un à cet endroit. Après avoir vécu vingt et un ans dans les contrées froides de la planète, je rentrais pour reprendre une adolescence interrompue. Libre – ou, mieux, tenu – de suivre tous ceux qui attisaient ma curiosité d’enfant : les flics, les gangsters, les femmes peinturlurées, les stars de cinéma, les gens qui renoncent au monde. Pourquoi avoir choisi de m’intéresser à eux plutôt qu’à d’autres ? Ce sont, pour la plupart, des gens moralement compromis, formés chacun à sa manière par les exigences de la vie urbaine. La liberté, voilà ce que j’ai trouvé chez une majorité de ces personnages bombayites. Leurs parcours de vie ne s’encombrent pas des détails annexes de l’existence. Rares sont ceux d’entre eux qui payent des impôts, remplissent des formulaires. Ils sont trop nomades, y compris sur le plan sentimental, pour se construire un petit capital. Quand je serai rentré, il faudra que je m’attelle aux détails annexes de l’existence : que j’envoie mes paiements à temps, que j’équilibre mes comptes, que je me préoccupe de l’assurance. Dans un pays moderne, il est impératif de consacrer une bonne partie de son temps à trier et ranger les papiers. Ne pas se laisser ensevelir sous les paperasses : telle est la règle d’or pour gagner.
Chacun d’entre nous a sa limite intérieure. Généralement, nous essayons de nous protéger, de résister à ce qui nous en rapprocherait trop. D’autres au contraire la repoussent, et nous les regardons faire, les suivons parfois jusqu’à un certain point avant de reculer, retenus par la crainte, par la famille. J’ai rencontré à Bombay des gens qui vivent au bord de cette
Weitere Kostenlose Bücher