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Bombay, Maximum City

Titel: Bombay, Maximum City Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Suketu Mehta
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limite séduisante, sont avec elle dans une proximité dont je ne connais pas d’équivalent ailleurs. Ils vivent comme on crie. Ajay, Satish, Sunil incarnent la violence au dernier degré ; Mona Lisa et Vinod, le spectacle au dernier degré ; Honey danse à la limite du genre ; les jaïns s’abandonnent au dénuement extrême. Ces êtres hors du commun vivent jusqu’au bout les fantasmes des gens ordinaires. Le travail auquel ils se livrent touche tous les autres aspects de leur vie puisqu’il n’y a pas de séparation, justement, entre leur vie et ce qu’ils font pour vivre. Ils ne cessent pas de travailler une fois qu’ils ont quitté le bar, le poste de police, le siège du parti. En ce sens, ce sont tous des artistes. Séduction, oui, immense soulagement que cette perspective de rupture totale, le trait tiré une bonne fois pour toutes sur l’ordre et sur la somme d’efforts à fournir pour que la vie ressemble à quelque chose. N’en étant pas moi-même capable, j’ai suivi ceux qui osaient et m’invitaient à les regarder. Assis tout au bord de la scène, je les dédommage en leur lançant ces bouts de papier. Je les ai regardés faire et ils m’ont amené tout près de ma propre limite, plus près que je ne l’avais jamais été.
    Bombay aussi atteint sa limite : en 2015 la ville comptera vingt-trois millions d’habitants. Sa population devrait diminuer de moitié, mais non : elle double. Pour chaque personne croisée aujourd’hui dans la foule qui encombre la rue il y en aura une de plus demain. Et année après année, Bombay devient un peu plus la ville de tout le monde au fur et à mesure que l’espace extérieur rogne sur l’espace intérieur. Dans la cohue insensée d’un compartiment de chemin de fer, un mécanisme de survie pousse chacune des têtes du troupeau à se concentrer sur ce qu’elle est, d’abord et avant tout. Deux choix s’offrent à l’être humain solitaire : il peut s’indure dans la foule, considérer qu’il n’est après tout qu’une des cellules d’un grand organisme (condition nécessaire au déclenchement d’une émeute), ou au contraire s’accrocher obstinément à son individualité et ne pas en démordre. Tous les voyageurs de ce train cultivent un style particulier : une façon de se coiffer comme ci plutôt que comme ça, un talent original pour sculpter des coquillages, un souffle assez puissant pour gonfler une bouillotte jusqu’à la faire éclater. Une manie, une excentricité extrapolée en théorie de la personnalité. Rien de plus facile, à mon avis, que d’engager la conversation au milieu d’une foule à Bombay, car ici chacun a des opinions très personnelles, voire farfelues. Les gens ne sont pas encore formatés.
    La Bataille de Bombay est la bataille de l’individu contre la multitude. Quelle est la valeur du chiffre un dans une ville de quatorze millions d’habitants ? Cette bataille de l’homme contre la métropole n’est jamais que le prolongement à l’infini de la lutte de l’homme avec le démon, combat à poursuivre sans relâche au risque d’être anéanti. Une ville est une agglomération de rêves individuels, la somme des rêves de la foule. Pour que la vie rêvée de la ville conserve sa vitalité, il est primordial que les rêves individuels soient bien vivants. Mona Lisa a besoin de croire qu’elle sera sacrée Miss Inde. Ajay a besoin de croire qu’il quittera la police. Girish a besoin de croire qu’il deviendra un géant de l’informatique. Un être humain peut vivre dans un slum de Bombay et rester sain d’esprit si et seulement si sa vie rêvée est plus belle et plus vaste que son logement sordide. Elle se déploie dans un palais.
    Chaque Indien n’en nourrit pas moins le désir, secret ou avoué, de se consacrer corps et âme à un grand tout collectif. Les tueurs musulmans de la Compagnie-D s’imaginent être les guerriers du qaum, la nation islamique. Girish voudrait pouvoir donner de l’argent à sa famille. Et quand Sunil pense à autre chose qu’au business il affirme travailler pour la nation. Dans ce pays où, plus que dans toute autre civilisation, la vie intérieure – la forme, la structure, la finalité du moi – est depuis la nuit des temps au centre de l’attention, nous sommes en effet individuellement multiples, seuls solidairement.
    Sorti dans la rue par un beau matin clair et tout de suite avalé par la marée humaine, j’ai eu une vision : tous ces individus

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