Bombay, Maximum City
qui chacun, chacune, ont leurs chansons et leurs coupes de cheveux préférés, leurs démons personnels qui s’ingénient à les tourmenter, ne forment que les cellules distinctes d’un même organisme géant, d’une même intelligence, sensibilité, conscience démesurée mais singulière. Chacun, chacune, est le produit abouti d’une spécialisation remarquablement perfectionnée et il remplit une fonction particulière, ni plus ni moins importante que celles exécutées par les six milliards d’autres cellules de l’organisme. Cette image est terrifiante. Elle m’écrase, me prive du sentiment d’être unique, mais pour finir elle est pourtant réconfortante car elle illustre à merveille le sentiment d’appartenance. Cette masse d’individus disparates qui se dirigent vers la grande horloge de Churchgate, c’est moi : ils sont ma chair et mon sang. La foule est le moi : quatorze millions d’avatars du moi, quatorze millions de formes qui le célèbrent. Je ne me fondrai pas dans la foule car je me suis constitué à partir d’elle. Et si je la comprends bien, elle finira par se fondre en moi et la multitude ne fera plus qu’un : un moi unique aux multiples splendeurs.
Postface
La première chose que j’ai remarquée, ce fameux matin de septembre, c’est la poussière grise épaisse chassée devant mes fenêtres : soufflés par-delà l’East River, les débris du World Trade Center arrivaient jusqu’à Brooklyn. L’événement qui venait d’avoir lieu dans la ville où j’étais revenu allait entraîner une réaction en chaîne qui changerait radicalement la nature de la guerre des gangs dans la ville que je venais de quitter.
En décembre 2001, l’attaque du Parlement de Delhi par des séparatistes cachemiris amena l’Inde et le Pakistan au bord de la rupture, et la guerre qui menaçait d’éclater entrava la circulation des hommes et du matériel de part et d’autre de la frontière. Le président Pervez Mucharraf a toujours démenti officiellement la présence de Dawood Ibrahim au Pakistan. Le soutien apporté aux talibans par les services secrets pakistanais et le meurtre de Daniel Pearl avaient sérieusement écorné l’image de son pays ; admettre qu’il hébergeait des gangsters n’aurait rien arrangé. En octobre 2003, les services du Trésor américain accusèrent publiquement Dawood Ibrahim d’avoir partie liée avec « le terrorisme mondial » et de faire « cause commune avec Al-Qaïda en mettant son réseau de contrebande à la disposition de l’organisation terroriste et en finançant les attentats fomentés par les extrémistes islamistes pour déstabiliser le gouvernement indien ». Selon leurs renseignements, le parrain résidait à Karachi ; ils publièrent le numéro de son passeport pakistanais.
Les chefs de la Compagnie-D vivent désormais dans les affres ; ils ont peur d’être tués ou extradés en Inde par leurs hôtes pakistanais désireux de prouver leur bonne volonté au grand voisin ; ils ont peur d’être assassinés par les hommes de Rajan ; surtout, ils se méfient les uns des autres. Par un juste retour des choses, la peur dont ils faisaient leur fonds de commerce pour amener les victimes d’extorsion à se défaire de quelques millions de roupies les empêche à présent de dormir. En août 2003, deux voitures piégées ont explosé à Bombay, l’une à la Porte de l’Inde, l’autre près du marché aux diamants, faisant cinquante-deux morts et cent cinquante blessés graves. Une fois de plus, il s’agissait d’un acte de représailles : pour venger les émeutes survenues quelques mois plus tôt dans le Gujerat voisin, lors desquelles des centaines de musulmans avaient été brûlés vifs par des hindous. Redevenu indispensable à sa ville, Ajay Lal fut détaché de la police des Chemins de fer pour reprendre l’enquête.
En septembre 2000, à Bangkok, plusieurs hommes de Chotta Shakeel investirent la maison dans laquelle Chotta Rajan était en train de dîner et déclenchèrent la fusillade. Avant de vider leurs chargeurs les assassins avaient allumé leurs téléphones mobiles : dans sa résidence de Karachi, Chotta Shakeel se délecta d’entendre le traître hurler sous les balles qui lui trouaient la peau. Puis, dans un rebondissement digne d’un parrain de film hindi, Rajan sauta par-dessus le balcon et réussit à s’enfuir en se traînant sur ses jambes brisées. Il paraît qu’à l’heure actuelle il serait au
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