Bonaparte
la barrière de Paris – la barrière du Trône renversé – à la fin de l’après-midi du 5 décembre. Dès le lendemain, à onze heures, Talleyrand reçoit Napoléon à l’ancien hôtel de Gallifet – 73, rue de Grenelle – alors demeure du ministre des Relations extérieures. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois. « Au premier abord, racontera le futur prince de Bénévent, il me parut avoir une figure charmante ; vingt batailles gagnées vont si bien à la jeunesse, à un beau regard, à de la pâleur, et à une sorte d’épuisement ! » Sitôt entré dans le cabinet du ministre, Bonaparte insiste « sur le plaisir qu’il avait eu à correspondre en France, avec une personne d’une autre espèce que les Directeurs », puis il poursuit :
— Vous êtes neveu de l’archevêque de Reims, qui est auprès de Louis XVIII ?
Talleyrand remarque que Bonaparte n’a point dit : du comte de Lille...
— J’ai aussi un oncle qui est archidiacre en Corse, poursuit Bonaparte, c’est lui qui m’a élevé. En Corse, vous savez qu’être archidiacre, c’est comme d’être évêque en France.
Puis, rentrés tous deux dans le salon qui s’est empli de monde – il y a là, entre autres, Mme de Staël et Bougainville – Napoléon lance à haute voix :
— Citoyens, je suis sensible à l’empressement que vous me montrez. J’ai fait de mon mieux la guerre, et de mon mieux la paix. C’est au Directoire à savoir en profiter, pour le bonheur et la prospérité de la République.
Le 10 décembre, à l’occasion de la remise des drapeaux conquis en Italie, les cinq membres du Directoire reçoivent Bonaparte avec magnificence en ayant soin de cacher combien ils ont été froissés de le voir signer sans autorisation le traité de Campo-Formio. Dans le fond de la cour a été construit un vaste amphithéâtre où se tiennent « ambassadeurs, ministres, généraux, officiers supérieurs de terre et de mer, tout ce qui avait rang, autorité, illustration ou notabilité ». Au fond, contre le vestibule principal, on a élevé « l’autel de la patrie », l’un de ces monuments symboliques dont l’époque possède le secret et qui se trouve surmonté des statues de la Liberté, de l’Égalité et de la Paix. En dépit du froid, les femmes décolletées comme l’exige la mode, c’est-à-dire au-delà du possible, se pressent aux fenêtres. « Et malgré ce luxe, ainsi que le disait un témoin, cette affluence, la recherche des costumes, la parure des femmes et ce que la mise des Directeurs avait de somptueux, ce fut un petit homme maigre, pâle, sec, jaune et simplement vêtu, qui fixa tous les regards et parut à lui seul remplir tout l’espace. »
Les fêtes en son honneur vont se poursuivre. Il respire tout cet encens, non avec joie – Bourrienne nous dit même qu’il semblait au supplice – mais en considérant l’adulation dont il est l’objet « comme un des inconvénients de sa position... il savait que, dans la disgrâce, il serait bientôt délivré de ce fléau ».
— Je ne dois qu’à la curiosité et à la nouveauté, toutes ces flagorneries officielles qui s’appliquent à tout le monde, en changeant seulement la date, le titre et le nom.
Une seule récompense lui fait plaisir : il est élu à l’Institut, classe des sciences physiques et mathématiques ; le fauteuil de Garnot ayant été déclaré vacant – non par la mort du titulaire, mais à la suite du coup d’État de Fructidor. Bonaparte eut onze rivaux. Le mécanisme adopté pour le vote – inventé par le mathématicien Borda – était si parfaitement incompréhensible qu’il est inexplicable... Aux Archives, on peut toujours lire cette note :
104 Bulletins formant au total 624 votes.
Le général Bonaparte obtient. 305 votes
Le général Dillon 166 votes
Le citoyen Montalembert 123 votes Total 624 votes
Or – Lenotre l’avait déjà remarquée – cette addition établie en présence des plus illustres mathématiciens de l’époque est fausse. Ce n’est pas 624 votes qu’il faut lire, mais 594... Ce qui n’en donnait pas moins à Bonaparte une copieuse avance sur ses concurrents !
— Le suffrage des hommes distingués qui composent l’Institut m’honore, déclare-t-il lors de la réception donnée en son honneur. Je sais bien qu’avant d’être leur égal, je ne serai longtemps que leur écolier.
Puis, ainsi que l’écrivait le Narrateur : « Bonaparte étonna par la variété et
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