Bonaparte
!
X
LE MIRAGE ÉGYPTIEN
L’Orient n’attend qu’un homme.
B ONAPARTE .
L‘ ENCENS dont les Parisiens l’enveloppent ne l’a point grisé. Les acclamations qui saluent son arrivée au théâtre le gênent. Tôt désabusé, il confie à Bourrienne :
— On ne conserve à Paris le souvenir de rien. Si je reste longtemps sans rien faire, je suis perdu. Une renommée dans cette grande Babylone en remplace une autre ; on ne m’aura pas vu trois fois au spectacle qu’on ne me regardera plus.
Songe-t-il à prendre le pouvoir – ou, du moins à y participer en demandant une dispense d’âge pour devenir Directeur ? Barras – témoin suspect – affirmera qu’un soir Bonaparte lui parla « avec une singulière vivacité, de la docilité des peuples italiens, de l’ascendant qu’il avait sur eux ».
La suite de la confidence est moins croyable :
— Ils ont voulu me faire duc de Milan et roi d’Italie.
« Je fus peu maître de ma sensation dès le commencement de ce discours, poursuivit Barras. Bonaparte, s’apercevant, avec sa promptitude incomparable, que je sentais la sonde, se reprit, comme en paraissant continuer, et me dit :
— Mais je ne pense à rien de semblable dans aucun pays.
— Vous faites bien de ne pas y songer en France, car le Directoire vous enverrait demain au Temple pour récompenser une pareille idée ; il n’y aurait pas quatre personnes qui songeassent à s’y opposer. Il faut vous souvenir que nous sommes en République.
Toujours selon Barras, au lendemain de Rastadt, chaque fois que Bonaparte se rendait au Directoire, « il avait l’air de frémir et il trépignait quand on le laissait attendre quelques instants. Nous mettions même quelquefois de la malice à le faire attendre un peu. Lorsque, entré, il voulait se mettre directorialement à notre table, comme un collègue, nous repoussions sa familiarité par un excès de politesse, en lui donnant un siège qui n’était pas le nôtre. »
Une autre idée l’anime.
Dès son arrivée d’Allemagne, Bonaparte s’est mis au travail afin de préparer l’expédition contre l’Angleterre dont il doit prendre le commandement. Sans enthousiasme il donne les ordres nécessaires pour rassembler les flottes à Brest.
Il l’explique à son compagnon de Brienne :
— Bourrienne, tout s’use ici, je n’ai déjà plus de gloire, cette petite Europe n’en fournit pas assez. Il faut aller en Orient : toutes les grandes gloires viennent de là. Cependant, je veux auparavant faire une tournée sur les côtes, pour m’assurer, par moi-même, de ce que l’on peut entreprendre. Je vous emmènerai, vous, Lannes et Sulkowsky. Si la réussite d’une descente en Angleterre me paraît douteuse, comme je le crains, l’armée d’Angleterre deviendra l’armée d’Orient, et je vais en Égypte.
L’Égypte ! Le nom est lancé. Le Proconsulat italien s’éloignait – et le pouvoir personnel, cette véritable royauté qu’il avait exercée, lui manquait. Seul l’Orient, à défaut de la France, pouvait lui apporter ce qu’il avait perdu. Déjà, le 18 août, six mois auparavant, il avait écrit au Directoire :
« Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Égypte. Le vaste empire ottoman, qui périt tous les jours, nous met dans l’obligation de penser de bonne heure à prendre des moyens pour conserver notre commerce du Levant. »
Durant ses longues promenades avec Bourrienne ou avec Monge, dans le parc de Passeriano, il avait, à plusieurs reprises, déclaré :
— L’Europe est Une taupinière ; il n’y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu’en Orient, où vivent six cents millions d’hommes.
Il était allé plus avant dans sa pensée et, dans une lettre en date du 13 septembre, avait de nouveau parlé de l’Égypte à Talleyrand : « L’on pourrait partir d’ici avec vingt-cinq mille hommes, escortés par huit ou dix bâtiments de ligne ou frégates vénitiennes, et s’en emparer. L’Égypte n’appartient pas au Grand Seigneur. » Il avait même ajouté : « Je désirerais, Citoyen Ministre, que vous prissiez à Paris, quelques renseignements pour me faire connaître quelle réaction aurait sur la Porte, notre expédition d’Égypte. » Dès son retour, en voyant l’état de la France et du gouvernement de l’an IV, il avait vite compris qu’il fallait choisir « entre cette hasardeuse
Weitere Kostenlose Bücher