Bonaparte
l’expression de Talleyrand, tout ceci n’est pas étranger à l’antipathie éprouvée par Bonaparte.
Sieyès avait fort mal pris le manque de courtoisie de Bonaparte. Dès le lever de table, l’ex-abbé s’était éclipsé en disant à Gohier :
— Avez-vous remarqué la conduite de ce petit insolent envers le membre d’une autorité qui aurait dû le faire fusiller !
Le lendemain, 23 octobre, ce n’est guère plus brillant... Bonaparte se rend au Luxembourg faire une visite particulière à Sieyès et à Roger Ducos. Selon Grouvelle, le général aurait été tout d’abord furieux de ce que les tambours n’aient pas battu aux champs à son arrivée au palais, et qu’on l’ait fait ensuite attendre, enfin qu’on n’ait point ouvert la porte à deux battants pour l’introduire auprès des Directeurs. L’atmosphère se serait pourtant détendue et le général aurait plaisanté avec Sieyès de leur petite querelle de préséance, ressemblant à celle de « duchesses autour d’un tabouret »...
Le lendemain, les deux Directeurs rendent à Bonaparte la visite qu’il leur a faite – puis regagnent le Luxembourg.
L’on n’avance pas : pis, on recule ! En effet, le 26, Bonaparte est convoqué par les cinq Directeurs qui ont l’intention, après avoir beaucoup hésité, de lui rogner les ailes en lui reprochant d’avoir abandonné son armée à mille lieues de la France. Avant la séance, Sieyès, vexé d’avoir été dédaigné par le candidat dictateur, conseille à ses collègues :
— Au lieu de nous plaindre de son inactivité, félicitons-nous en plutôt : loin de mettre des armes entre les mains d’un homme dont les intentions sont aussi suspectes, loin de vouloir le replacer sur un nouveau théâtre de gloire, cessons de nous occuper de lui davantage et tâchons, s’il est possible de le faire oublier.
Aussitôt en présence des « cinq rois », Bonaparte prend les devants et engage l’action :
— On a avancé ici que j’avais assez bien fait mes affaires en Italie pour n’avoir pas besoin d’y retourner ; c’est un propos indigne, auquel ma conduite militaire n’a jamais donné lieu.
Puis il regarde Barras, en lançant :
— Au reste, s’il était vrai que j’eusse fait de si bonnes affaires en Italie, ce ne serait pas aux dépens de la République que j’aurais fait ma fortune.
En réalité – sans parler des combinaisons de Joséphine – Bonaparte avait ramené deux millions en or d’Italie... Mais la présence de Barras aurait dû faire taire Gohier. Parler de corde dans la maison d’un pendu n’est guère souhaitable. Au lieu de cela le bonhomme précise :
— J’ignore qui a pu vous rapporter le propos qui vous blesse. Personne ici n’incrimine votre conduite en Italie, mais je dois vous faire observer que, commandant au nom de la République et pour la République, vous ne pouviez conquérir qu’en son nom et pour elle ; que les effets précieux renfermés dans les caissons du général en chef ne lui appartiennent pas plus que la poule dans le sac du malheureux soldat qu’il fait fusiller. Si vous aviez réellement fait fortune en Italie, ce ne pourrait être qu’aux dépens de la République.
Bonaparte répond en affirmant avec aplomb :
— Ma prétendue fortune est une fable que ne peuvent croire ceux mêmes qui l’ont inventée.
— Le Directoire, reprend Gohier, est bien persuadé, général, que les lauriers dont vous vous êtes couvert sont les plus précieux que vous ayez rapportés d’Italie, et c’est pour vous offrir de nouvelles occasions de gloire qu’il a désiré vous entretenir. Un général tel que vous ne peut rester inactif quand, de toutes parts, les armées de la République combattent et triomphent. Votre présence plus longtemps à Paris serait tout à la fois un sujet d’inquiétude et de mécontentement pour les amis de la République qui ne se sont réjouis de votre retour que dans l’espoir de vous revoir à la tête de ses défenseurs. Ils ne nous pardonneraient pas, ils ne pardonneraient pas à vous-même, si leurs voeux tardaient à être remplis.
Et, de nouveau, le Directeur précise :
— Le Directoire vous laisse le choix de l’armée dont il a arrêté de vous donner le commandement.
Il s’agit bien de cela !
Il ne faut maintenant plus tergiverser ! Assurément, s’il ne choisit pas un commandement, le Directoire lui en donnera un – et il faudra bien alors quitter Paris ! Aussi Bonaparte décide-t-il
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