Bonaparte
Napoléon n’est point homme à se laisser vieillir ! Semblable réaction chez ce barbon de Gohier qui, lui aussi, refuse de comprendre, même à la pensée que Joséphine, devenue l’épouse d’un Directeur, pourrait venir habiter près de lui...
— Il est certain, déclare-t-il à Bonaparte, que vous eussiez réuni tous les suffrages, si un article précis de la Constitution n’avait pas mis obstacle à votre élection. Il n’est pas douteux, qu’après avoir défendu la République, vous êtes destiné, un jour, à la tête du gouvernement, dont vos victoires auront assuré invariablement la stabilité. Mais notre pacte social exige impérieusement quarante ans pour entrer au Directoire.
Ayant du mal à garder son calme, Bonaparte demande :
— Et vous tiendriez vous-même à cette disposition réglementaire qui pourrait priver la République d’hommes aussi capables de la gouverner que de la défendre ?
— Rien à mes yeux, général, ne pourrait excuser l’atteinte qui y serait portée.
— Président, c’est vous attacher à la lettre qui tue !
Cette lettre tuera ce trop digne bourgeois pot-au-feu qui ne veut plus se souvenir qu’il a été jacobin.
Demeurait Sieyès.
Depuis tout un temps déjà, l’ex-abbé, alors Directeur, Sieyès, cherchait une épée qui pourrait mettre fin à la situation. Mais une épée dont il aurait tenu la garde ! Aussi avait-il pensé successivement à Jourdan, à Joubert, puis à Moreau. Lorsque ce dernier apprit l’arrivée de Bonaparte à Saint-Raphaël, il déclara froidement à l’ancien ecclésiastique :
— Voilà votre homme, il fera votre coup d’État bien mieux que moi.
Sieyès fit la grimace. Sans doute estimait-il le revenant d’Égypte « comme le plus civil des soldats », mais c’est une épée qu’il cherchait et celle de Bonaparte lui semblait beaucoup trop longue.
Durant quelques jours, Bonaparte hésite entre Barras et l’ex-prêtre. Maintenant qu’il a revu à plusieurs reprises le fastueux vicomte Paul de Barras, le général n’a pour lui que de la répulsion :
— Il dit partout qu’il est l’auteur de ma fortune, explique Napoléon, il aura toujours de la répugnance à jouer un rôle inférieur, et moi, je ne céderai jamais à un tel homme ; n’a-t-il pas la folle ambition d’être le soutien de la République ? Que ferait-il de moi ? Barras ne pense qu’à lui ; Sieyès, au contraire, est sans ambition politique.
Assertion qui était tout de même quelque peu excessive concernant un homme qui sera successivement chanoine, vicaire général, pamphlétaire, député de la Convention, ministre des Relations extérieures, président des Cinq-Cents, ministre plénipotentiaire, Directeur, Consul, président du Sénat, comte de l’Empire et membre de la Chambre des Pairs...
Mais il faut d’abord rapprocher le général et l’abbé : Lucien, poursuivant sa mission de « citoyen bons offices », affirme à Sieyès que Bonaparte ne demanderait pas mieux que de tenir le manche du balai dans l’affaire qu’il préparait. Sieyès laisse tomber du haut de son orgueil quelques phrases polies que Lucien, devant son frère, transforme en paroles émues et généreuses. Bonaparte lui aurait alors assuré :
— Je servirai de bouclier aux sages de la République contre l’émeute des faubourgs, comme j’ai servi de bouclier à la Convention, contre l’émeute des sections royalistes en Vendémiaire. Remerciez Sieyès de sa confiance.
— Quand et où voulez-vous le rencontrer ? Il le désire beaucoup !
— Il est inutile de nous voir maintenant autrement qu’en public au Luxembourg. Les choses ne sont pas assez avancées. Quand tout sera convenu, nous nous rencontrerons secrètement... J’arrive à peine, il faut me laisser respirer.
Cependant, le lendemain, au Luxembourg, les deux futurs complices se trouvent face à face et les choses se passent fort mal. « J’ai affecté, à un dîner que j’ai fait hier chez Gohier, racontera Bonaparte à Bourrienne, de ne pas regarder Sieyès qui en était, et j’ai vu toute la rage que ce mépris lui causait. »
— Êtes-vous sûr qu’il soit contre vous, demande Bourrienne ?
— Je n’en sais rien encore, mais c’est un homme à système que je n’aime pas.
L’humeur atrabilaire de l’orgueilleux et pusillanime Sieyès, son éternel persiflage, sa démarche lente et molle, cette « indisposition naturelle qui lui interdit le commerce des femmes », selon
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