Bonaparte
certain Cornet – parlera le 18 brumaire des « mains des vautours » se disputant « les membres décharnés du squelette de la République ». On ne craignait alors point les images hardies, mais il n’en est pas moins vrai que la bande des thermidoriens nantis, tous plus ou moins régicides – il y avait eu tant de nuances dans le vote du 21 janvier 1793, que personne, pas même eux, ne savait au juste ce qu’ils avaient voulu voter – il n’en est pas moins vrai, que ce véritable gang veut vivre – et bien vivre – aux dépens de ce régime, dit républicain, qu’ils affirment avoir sauvé mais qui n’est plus qu’un cadavre. Depuis bientôt cinq années, cette oligarchie qui n’est révolutionnaire que de nom, parvient à survivre à l’aide de coups d’État et de changements de majorité, de coups de barre vers la droite et de coups de barre vers la gauche. Sans parler des conspirations et des mutineries qui permettent de changer de cap une fois de plus et de fouetter cette vieille rosse de république.
Quant au peuple, on l’a à un tel point gorgé de promesses illusoires et de grands mots qui l’ont fait descendre dans la rue que, dégrisé, dégoûté de cette révolution si belle sous la Royauté, il ne croit plus à rien et ose à peine espérer qu’il croira un jour à quelque chose – ou à quelqu’un. « Nos revers, précisait un rapport, ne font naître ni joie, ni inquiétude ; il semble qu’en lisant l’histoire de nos batailles, on lise l’histoire d’un autre peuple. »
Mais il ne faut point croire qu’en échange les Français se trouvent libres. Sans doute le général Bonaparte ne leur apporte-t-il pas cette liberté après laquelle ils aspirent depuis la réunion des États généraux, mais on ne pourra pas lui reprocher, en donnant le coup de balai de Brumaire, d’avoir voulu tordre le cou à la liberté. Celle-ci ne pouvait pas être étranglée pour la bonne raison qu’elle n’existait plus – et cette situation ne datait pas d’hier ! La liberté s’est changée en un mot vide de sens. Les moeurs sont libres, la corruption s’étale au grand jour, mais on interdit de s’amuser le décadi ! « Où est donc la liberté, s’interrogent les habitants du département de l’Yonne, si nous ne pouvons pas danser quand nous voulons ! » La Révolution – Cambacérès le notera – est parvenue à inspirer un écoeurement unanime. « Les neuf dixièmes des Français sont devenus contrerévolutionnaires, disait il y a déjà quelque temps Benjamin Constant. Si d’ici deux mois, il n’arrive quelque incident qui remettra la République à flot, il n’y a aucune espérance à avoir et cet événement même peut être une calamité par ses conséquences. »
Sans l’avouer ouvertement, la France est prête à accepter la dictature. Le despote n’a qu’à paraître pour être salué du nom de sauveur ! « Tout va finir, déclarent des paysans en apprenant le retour de Bonaparte, nous allons avoir un roi, ce n’est pas la peine de faire partir les conscrits. »
« Nous vous ferons roi ! », lui avait crié un Provençal... il avait protesté, bien sûr, mais la flagornerie était trop significative pour qu’il l’oubliât.
La légende l’auréole déjà. Ses fulgurantes victoires italiennes, et même l’inutile expédition d’Égypte – elle prenait avec le recul et la méconnaissance de la réalité l’allure d’une épopée – ont rejeté dans l’ombre la manière dont le général est sorti des pavés de Vendémiaire. La victoire terrestre d’Aboukir, a fait oublier le désastre maritime d’Aboukir, comme les Pyramides ont effacé le cuisant échec de Saint-Jean-d’Acre. Pour tous, Bonaparte est le héros. Quand les Français de la fin de 1799 parlent du « général », il ne peut s’agir d’un autre chef que lui.
« Paris est calme, note un rapport en date du 12 brumaire, les ouvriers, surtout au faubourg Antoine, se plaignent de rester sans ouvrage, mais les bruits généralement répandus paraissent avoir sur l’esprit public une influence très favorable. » Étrange réaction, en effet : l’arrivée du général Bonaparte fait croire que la paix est prochaine. Alors que la France devra attendre près de quinze années pour voir la guerre prendre fin avec le départ de celui que l’on appelle, en cette veille de Brumaire, « le précurseur de la Paix ». Comme le dira Marmont, Bonaparte « était le soleil levant ; tous les regards
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