Bonaparte
pareilles saloperies.
« Le Premier consul, poursuit Bourrienne, indiqua lui-même les légers changements qu’il fit faire dans l’intérieur de l’appartement qu’il s’était destiné. On plaça un lit de parade, qui n’était pas le lit de Louis XVI, dans la chambre faisant suite à son cabinet, en allant au midi vers le grand escalier du pavillon de Flore. Je dirai, en passant, qu’il n’y coucha que très rarement, car Bonaparte avait les goûts les plus simples pour son intérieur, et n’aimait le luxe extérieur que comme un calcul, que comme un moyen de plus d’en imposer aux hommes. »
— Comme les Tuileries sont tristes, général, remarqua Bourrienne.
— Oui, répondit-il, comme la grandeur.
Le 18 février, Murat, qui commande la garde des consuls, passe en revue les troupes qui doivent parader le lendemain lors des cérémonies qui marqueront l’installation solennelle de Bonaparte aux Tuileries. Les uniformes sont neufs en dépit de la solde qui n’a pas été payée et dont l’arriéré se monte à un mois.
Ce même jour, Bonaparte, vêtu en civil, se promène dans Paris, incognito, suivi seulement de deux officiers. À tous les carrefours, avec accompagnement de trompettes et de tambours, on publie les résultats du plébiscite approuvant la nouvelle Constitution. Aux Halles, la lecture est accueillie par le cri révolutionnaire de Ça ira ! Dans les quartiers plus élégants – tel celui de la place Vendôme –, on signale quelques cris de : Vive le Roi !
Le lendemain matin, le consul déclare à son ancien camarade de Brienne :
— Eh bien, Bourrienne, c’est donc enfin aujourd’hui que nous allons coucher aux Tuileries. Vous, vous êtes bien heureux, vous n’êtes pas obligé de vous donner en spectacle ; vous irez de votre côté. Moi, il faut que j’aille avec un cortège, cela m’ennuie, mais il faut parler aux yeux ; cela fait bien pour le peuple. Le Directoire était trop simple, aussi il ne jouissait d’aucune considération. À l’armée, la simplicité est à sa place ; dans une grande ville, dans un palais, il faut que le chef d’un gouvernement attire à lui les regards par tous les moyens possibles, mais il faut aller doucement. Ma femme ira voir la revue des appartements de Lebrun ; allez, si vous voulez, avec elle, mais soyez dans le cabinet aussitôt que vous m’aurez vu descendre de cheval.
Le ciel est malheureusement couvert – on est en Pluviôse et demain en Ventôse...
Dans les cours des Tuileries et du Carrousel se trouvent rangés trois mille hommes de troupe accompagnés de leur musique, et commandés par Lannes, Murat et Bessières. Le cortège débouche sur la place du Carrousel, une place alors relativement étroite et difforme où viennent converger les rues du quartier, serpentant alors entre le Louvre et les Tuileries. Après un piquet de grosse cavalerie, les Conseillers d’État se sont entassés dans des fiacres baptisés carrosses par les journaux du temps – les numéros des locatis ayant été cachés par des bandes de papier. Puis une musique militaire, composée de cinquante musiciens chamarrés et dorés, fait son entrée. Elle précède l’État-major à cheval, tout emplumé et ceinturé de tricolore. Après les ministres – eux aussi installés dans des voitures de louage –, on voit déboucher les guides de Bonaparte : cavaliers à colback et à dolman vert orné d’aiguillettes rouges. Roustam, caracolant sur son cheval arabe, précède les consuls. Leur voiture, entourée par des guides, trompettes sonnantes, est tirée par les six chevaux blancs, cadeau de l’empereur François au lendemain de Campo-Formio.
Un grand cri de Vive Bonaparte ! retentit...
« Aussitôt que la voiture des consuls se fut arrêtée, Bonaparte en descendit rapidement, rapporte Bourrienne, et, sur-le-champ, monta, ou, pour mieux dire, sauta à cheval, et passa les troupes en revue pendant que les deux autres consuls étaient montés dans les appartements où les attendaient le Conseil d’État et les ministres. Un grand nombre de femmes, portant avec élégance le costume grec, qui était alors à la mode, occupaient avec madame Bonaparte les fenêtres du troisième consul, au pavillon de Flore. De toutes parts, il y avait une affluence de spectateurs impossible à décrire ; on avait loué très cher des croisées sur la place du Carrousel, et de toutes parts on entendait crier, comme d’une seule voix : Vive le Premier consul ! Qui
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