Bonaparte
n’eût pas été enivré par tant d’enthousiasme ? »
Après avoir parcouru les rangs, il vient se placer auprès de la porte des Tuileries, ayant Murat à sa droite, Lannes à sa gauche, et massé derrière lui, un nombreux état-major de jeunes officiers brunis par le soleil d’Égypte et d’Italie, et qui, tous, « ont pris part à plus de combats qu’ils ne comptaient d’années ». Quand le consul voit passer devant lui les drapeaux de la quatre-vingt-seizième, de la quarante-troisième, et de la trentième demi-brigade, drapeaux ne présentant plus qu’un bâton et quelques lambeaux d’étoffes criblés de balles et noircis par la poudre, il ôte son chapeau et s’incline. Une immense acclamation monte vers lui.
Ce même jour – ordre symbolique –, il ordonne d’arracher les nombreux arbres de la Liberté plantés dans la cour, sous le prétexte qu’ils ôtent de la lumière aux appartements. Il fait aussi gratter l’inscription que l’on pouvait lire jusqu’alors sur l’un des corps de garde flanquant la grille du Carrousel : Le dix août 1792, la Royauté est abolie et ne se relèvera jamais...
« Jamais » n’est pas, lui non plus, un mot français, comme Napoléon le dira un jour du mot impossible.
Évoquant les acclamations qui l’avaient salué ce jour-là, il constate :
— La joie du peuple était vraie, le peuple a raison. Et d’ailleurs consultez le grand thermomètre de l’opinion, voyez le cours des rentes : à onze francs, le 17 brumaire ; à seize francs le 29 ; et aujourd’hui à vingt et un francs ! Avec cela, je puis laisser caqueter les Jacobins. Mais qu’ils ne parlent pas trop haut !
Puis il ajoute :
— Ce n’est pas tout que d’être aux Tuileries, il faut y rester. Qui est-ce qui n’a pas habité ce palais ? Des brigands, des conventionnels. Tenez, montre-t-il à Bourrienne, en se penchant à une fenêtre du palais, voilà la maison de votre frère. N’est-ce pas là que j’ai vu assiéger les Tuileries, et enlever le bon Louis XVI ? Mais, soyez tranquille, qu’ils y viennent !
Quel chemin parcouru en seulement huit années !
Il ne peut s’empêcher, le soir du 19, au moment de se coucher pour la première fois aux Tuileries, d’évoquer le passé en disant à Joséphine, en riant peut-être, mais non sans orgueil :
— Allons, petit créole, venez vous mettre dans le lit de vos maîtres !
XVI
LE PREMIER CONSUL
L’égalité n’existe qu’en théorie.
N APOLÉON .
Les journaux nés de la Révolution affectent de traiter avec dédain la « pompe consulaire » indigne, prétendent-ils, d’un vrai républicain. Et pourtant les Tuileries ne sont pas encore une cour. Elles en sont même loin ! Bonaparte, à cette époque, n’exige, selon son expression, « qu’un certain décorum ». Son nouvel appartement se compose d’une antichambre, du salon des aides de camp – où il prend ses repas – de son cabinet, de sa chambre à coucher suivie d’une salle de bains, enfin de son salon dans lequel il donne les audiences matinales. Hors ses secrétaires, hors Duroc, Lauriston et Clarke responsable du service des cartes, personne n’a accès au cabinet de Bonaparte. Il préfère en effet se déranger pour recevoir au salon les visiteurs. Son cabinet est son asile, le « laboratoire intime », un atelier, dira-t-il plus tard, où le métier de chef d’État « comporte ses outils » : ses dossiers, ses carnets, les états de situation.
Durant tout le mois de mars et d’avril 1801, le Conseil des consuls se tient presque tous les jours. Ces réunions ont lieu dans la salle des séances consulaires, siège du gouvernement. « Cabinet de l’État », précise le baron Fain. Bonaparte y siège devant une vaste table, entouré de ses deux collègues. Et Cambacérès qui aime paresser au lit, soupirera plus tard, en évoquant ces séances : « Il fallait y être rendu de bon matin. »
Face à Bonaparte, assis sur une chaise, le secrétaire d’État, Maret, dont la fonction consiste à se tenir toujours « sous la main » du maître pour la jonction avec les diverses autorités. Maret eut du mal au début à se plier à la discipline exigée par le Consul, qui grondait – selon Fain : « On ne sait jamais où le trouver ! » Mais bientôt, Maret fut entièrement dévoué à Bonaparte, s’attacha à lui, mit toutes les forces de son intelligence à s’assimiler, à s’absorber dans le Maître « comme la manivelle du gouvernail sous la
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