Bonaparte
uniforme, les hommes sont en blouse, en pantalon de coutil et en sabots ! Seuls, des bonnets de police leur donnent une vague allure militaire. Pour tout arranger, il pleut à verse. Devant ce spectacle, la colère de Bonaparte est terrible. On le voit agiter fébrilement sa cravache, appelant le malheureux responsable :
— Citoyen Ricard, vous avez été nommé le 9 germinal en qualité de commissaire de l’habillement. Quarante jours après, le 28 floréal, on me présente des troupes couvertes de haillons. Puis-je demander aux hommes de la 9 e de franchir en cet état les glaces éternelles des Alpes ?
— Citoyen consul, les magasins...
— Les magasins sont pleins. Vous avez à Lyon huit mille uniformes et des chariots pour les transporter. Ne m’interrompez pas, citoyen. Le général devrait, après tant de négligence, vous faire fusiller. Partez à l’instant ; et si le 20 la division Boudet n’est pas mieux habillée, ne reparaissez jamais devant moi.
La division formée en cercle, Bonaparte s’adresse aux hommes :
— Les champs d’Italie ressemblent à un grenier d’abondance. Je l’ai déjà dit à quelques-uns d’entre vous, il y a quatre ans. Dans ces champs, un arrogant ennemi nous donne rendez-vous. Tout comme vos devanciers qui me suivirent à Lodi et à Montenotte, vous êtes mal vêtus, mal nourris, encore sans solde. Dans quinze jours tout cela sera changé. Soldats, je vais vous demander un grand effort avant qu’il vous soit donné de rencontrer les Autrichiens. Suivez-moi avec confiance et vous reviendrez couverts de gloire, ayant sauvé, grâce à votre audace, la patrie que menacent encore les hordes de l’étranger.
Puis c’est Auxonne et ses souvenirs : les maisons familières, son ancien professeur de musique de 1786 qui vient le saluer. Il se retrouve dans la grande salle de la direction de l’artillerie et s’exclame en riant :
— Voilà une salle où j’ai fait bien des lotos !
La course reprend le long de la route où s’échelonne l’armée qui l’acclame au passage. Il passe ainsi à Dôle, à Champagnole, arrive à la nuit à Morez où toutes les fenêtres sont illuminées. Le maire, Perrad, s’approche de la voiture :
— Citoyen Premier consul, fais-nous le plaisir de te montrer.
Bonaparte paraît à la portière. Aussitôt des cris fusent :
— Bonaparte, montrez-vous aux habitants du Jura ! Est-ce bien vous ? Vous nous donnez la paix ?
— Oui, oui... répond-il d’une voix altérée, précise un témoin, qui ajoute : « Il avait l’air content. Le sourire était toujours sur ses lèvres, mais sa grande pâleur et les traces de fatigue et de travail imprimées sur son front nous pénétraient d’attendrissement et tous les yeux étaient humides de larmes... »
À trois heures du matin – le 9 mai – il arrive à Genève – devenu le chef-lieu du département du Léman – où il loge chez le fils du naturaliste Horace-Bénédict de Saussure. Son hôte lui a fait préparer un repas froid qu’il mange « gaiement ». Cependant, il est toujours inquiet : il se méfie de Moreau dont il connaît les atermoiements, la jalousie, la volonté d’indépendance qui va devenir peut-être encore plus vive au lendemain de sa victoire de Stokach. Il se souvient avec énervement combien il a été long à mettre ses troupes en mouvement. Bonaparte n’a pas non plus confiance en Bernadotte à qui est dévolu le commandement de l’armée de l’Ouest. Les nouvelles de Vendée ne sont guère bonnes : Cadoudal serait revenu, dit-on... Le département des Alpes-Maritimes est envahi. Les Autrichiens occupent le col de Tende. Quant à Masséna, Bonaparte n’ose penser à la tragédie qu’il est en train de vivre ! Et ce n’est pas tout ! Napoléon sait le grand nombre d’ennemis – jacobins et royalistes ou simples intrigants – qu’il laisse à Paris en son absence, et craint la faiblesse de ses ministres et de ses deux collègues : Cambacérès qui n’est point « fort sur ses étriers », et le trop tiède Lebrun. « Je vous le recommande encore, leur écrit-il ce même jour, frappez vigoureusement le premier, quel qu’il soit, qui s’écarterait de la ligne. C’est la volonté de la nation entière. Je ne vous peindrai pas ce que j’ai éprouvé en traversant la France. Si je n’avais pas souvent changé de route, je ne serais pas arrivé de huit jours. »
Il n’est pas non plus sans appréhension pour l’armée commandée par Lannes.
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