Bonaparte
mitré.
La pièce où Bonaparte a vécu quatre jours demeure – bien que repeinte et lambrissée – avec ses quatre fenêtres donnant sur la place ombragée. Elle sert aujourd’hui de réfectoire, elle était alors réservée à l’évêque de Sion lors de ses visites. Sur l’ordre de Bonaparte, les sapeurs élèvent une cloison de bois et construisent ainsi pour le Premier consul une manière de réduit où son valet de chambre, Hambard, place le lit de camp et le nécessaire de toilette. Sitôt installé, Bonaparte étale sur la table des cartes du Valais et du Piémont, et place sur elles tout une série de dés représentant l’emplacement des demi-brigades et des régiments. Bourrienne le voit sabrer de grands coups de crayon bleu les obstacles – naturels ou artificiels – que les troupes vont devoir rencontrer avant de déboucher dans la plaine.
Depuis deux ans déjà, le col, à deux mille quatre cent soixante-douze mètres, est occupé par un petit poste français. Deux pièces de canon sont braquées vers le Val d'Aoste et tiennent en respect la petite garnison austro-sarde. Celle-ci, commandée par le prince de Rohan, et apprenant que les Républicains tiennent le défilé, est allée occuper le bourg de Saint-Rhémy, le premier village sur l’autre versant du col.
Du côté de la Suisse, l’avant-garde de Lannes, au milieu des rafales glacées et des menaces d’avalanches, est déjà en train de monter vers l’hospice. « Nous luttons contre la glace, la neige, les tourmentes et les avalanches. Le Saint-Bernard, étonné de voir tant de monde le franchir si brusquement, nous oppose quelques obstacles. » C’est en ces termes colorés que Bonaparte annonce à ses deux collègues-figurants le début d’une nouvelle épopée : l’exploit d’Annibal qu’il va renouveler, non sur un cheval cabré et presque en équilibre sur une roche comme le montre David, mais plus modestement sur une mule...
À l’hospice, les bons pères ont fait venir des deux vallées, mais surtout du versant suisse, une grande provision de fromage, de pain et de vin. Des tables sont dressées, entre la maison et la route ; et chaque soldat, en défilant, boit un verre de vin, prend du pain avec un morceau de fromage et laisse vite la place à celui qui le suit.
En trois jours, trente mille hommes, glissant, tombant, se relevant, vont grimper ainsi par des chemins exécrables et enneigés dès que l’on dépasse une certaine altitude. Il faut également qu’une centaine de canons et des milliers de caisses de vivres et de munitions franchissent le col. On s’aperçoit vite que, même en plaçant dix mulets à la file de chaque attelage, le verglas, la neige, les torrents débordés rendent l’opération impossible. C’est alors qu’intervient un paysan :
— J’ai ouï dire, au temps de ma prime jeunesse, déclare-t-il à un vieux caporal qui avait fait longtemps la guerre d’Italie, que pour passer du canon dans la montagne, il fallait d’abord tout démonter.
Ensuite on prend un tronc de gros sapin de sept pieds de long, on l’arrondit aux deux bouts pour qu’il ne pique pas en terre ; on creuse dedans afin de loger la pièce ; un piquet de fer permet de fixer des cordages. Sur ces cordages, on attelle des hommes ou des mulets ; et ça va tout seul, paraît-il.
Ainsi fait-on...
Écouvillon, vis et accessoires sont également placés dans un seul tronc creusé en forme d’auge et traîné par trente hommes. Il en faut vingt pour l’affût, tandis que les roues sont transportées à dos de mulet ou bien à bras d’hommes – dix pour chaque roue. Un cauchemar pour les hommes, un calvaire pour les bêtes de somme, mais l’armée et son matériel passeront au milieu d’ouragans de neige et de tourbillons de vents glacés.
Durant trois jours, à Martigny, Bonaparte inspecte, harangue ou s’adresse avec une rude tendresse – si j’ose dire – à ses soldats. Le 18 mai, après avoir vu défiler la division Chambarlhac, il donne l’ordre de chasser les bandes de femmes qui, ceintes de tricolore et « en chapeaux d’incroyables », escortent les soldats. Celles-ci remettent une supplique à Duroc : elles demandent la protection du consul. Il donne l’ordre de les renvoyer sur Lausanne et trace sur la pétition : « Exemple à suivre : la citoyenne Bonaparte est restée à Paris. »
Avait-il oublié ces lignes qu’il avait écrites de Lausanne, le 15 mai, à Joséphine : « Je ne vois pas
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