Bonaparte
Celui-ci a beau affirmer que le Grand-Saint-Bernard est « un petit monticule facile à franchir au pas de course », parviendra-t-il, selon l’ordre que Bonaparte lui a donné le 10 mai, à faire passer le col à l’avant-garde et à « culbuter les postes avancés de l’ennemi » ?
Bonaparte n’ignore pas davantage la façon dont les Autrichiens parlent de son armée « de réserve » : « La cavalerie est montée sur des âmes, l’infanterie composée de vieillards invalides et d’enfants armés de bâtons avec des baïonnettes au bout ; l’artillerie consiste en deux espingoles du calibre d’une livre... »
Il lui faut une victoire ! Une victoire sur laquelle il joue tout : son avenir et celui de la France !
Le 12 mai, en fin d’après-midi, Bonaparte arrive à Lausanne, et le lendemain, à six heures du matin, près de Saint-Maurice du Valais, il va inspecter l’infanterie de Lannes qui après l’avant-garde s’apprête à prendre le chemin du Saint-Bernard. La pluie qui tombe depuis huit jours s’est arrêtée. Le soleil luit.
— Tout est-il bien ordonné ? demande-t-il à Lannes.
— Nous emportons peu de vivres et chaque homme n’a reçu que vingt cartouches au lieu de quarante. S’il le faut, on se battra à l’aime blanche pour épargner les munitions.
Bonaparte s’étonne. N’a-t-on pas envoyé cinq cent mille cartouches à Villeneuve ? Son coeur se serre également en voyant l’équipement de l’armée de Lannes. Nombreux sont encore les hommes qui partent en sabots à l’assaut des Alpes ! D’autres portent des chaussures neuves reçues à Dijon, mais qui les blessent à un tel point qu’ils préfèrent les enlever. Aussi, par bataillon, a-t-on formé des « pieds nus » qui, selon la coutume, espèrent bien se chausser dès le premier combat en déchaussant les morts... Mais, comment, en attendant, franchiront-ils le Grand-Saint-Bernard ? Bonaparte donne les ordres nécessaires.
Cinquante officiers sont en haillons et Bonaparte leur fait avancer un mois de solde afin qu’ils puissent paraître à leur avantage dans les villes italiennes. Il se rend ensuite aux magasins de l’armée à Villeneuve :
— Vous manquez d’ordre et de fermeté, déclare-t-il au commissaire Geoffroy. Pourtant, le Gouvernement a payé fort cher des approvisionnements considérables et indispensables à l’armée. Ils ne sont pas arrivés, dites-vous ? C’est que vous avez dormi avec vos collaborateurs pendant que nous marchions sous la pluie jour et nuit. Moi, je considère qu’une armée qui entre en campagne sans vivres et sans munitions, cela par votre faute, est bien près d’être vaincue. Il m’est impossible de tolérer vos faiblesses plus longtemps. Désormais, j’agirai avec rigueur envers vous.
À son retour à Lausanne, il trouve Lescuyer arrivant de Gênes d’où il est parti le 29 avril. La situation, depuis le départ de Franceschi s’est, on s’en doute, encore aggravée :
— Au long des rues et des boulevards, on voyait des hommes fléchir à chaque pas ; de seuil en seuil, des femmes hagardes se traînaient pour demander du pain, et les cadavres jetés à la voirie faisaient, aux lueurs des flambeaux qu’on allumait le soir, d’indescriptibles spectacles...
Le jour même où Lescuyer a quitté Gênes, « on rationnait le pain de cacao et d’amidon à deux cents grammes par individu. Des milliers de citoyens se trouvaient torturés par une faim cruelle. » Et – le pire pour Masséna – les munitions vont commencer à manquer.
— Allez porter à Masséna, lui répond Bonaparte, que vous m’avez vu près du Saint-Bernard. Dans peu de temps l’Italie sera reconquise et Gênes délivrée.
Dans la lettre qu’il lui écrit, il précise : « Vous êtes dans une position difficile ; mais ce qui me rassure c’est que vous êtes dans Gênes : c’est dans des cas comme ceux où vous vous trouvez qu’un homme en vaut mille. Je vous embrasse. »
Peu après, il reçoit la nouvelle de la victoire de Moeskirch, remportée par Moreau, et le félicite d’avoir ainsi illustré les armes françaises : « Cela abattra un peu l’orgueil autrichien. » Il ne peut cacher plus longtemps à Moreau qu’il joue au « petit Louis XIV » : « L’armée de réserve commence à passer le Saint-Bernard. Elle est faible ; il y aura des obstacles à vaincre, ce qui me décide à passer moi-même en Italie pour une quinzaine de jours... »
Napoléon se montre ensuite pessimiste
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