Bonaparte
préparez pour demain matin une circulaire aux préfets ; vous, Fouché, vous la ferez publier dans les journaux : dites que je suis parti pour Dijon où je vais inspecter l’armée de réserve ; vous pouvez ajouter que j’irai peut-être jusqu’à Genève, mais assurez positivement que je ne serai pas absent plus de quinze jours.
Il se tourne ensuite vers le second consul :
— Vous, Cambacérès, vous présiderez demain le Conseil d’État ; en mon absence, vous êtes le chef du gouvernement ; parlez dans le même sens au Conseil, dites que mon absence sera de courte durée, sans rien spécifier... S’il se passait quelque chose, je reviendrais comme la foudre ! Je vous recommande à tous les grands intérêts de la France ; j’espère que bientôt on parlera de moi à Vienne et à Londres.
Un peu avant l’aube – détail significatif, son habit de consul sous son long manteau gris –, il monte dans une berline noire attelée en poste et prend la route de Bourgogne qu’il a déjà « parcourue tant de fois dans des circonstances bien différentes », rappellera Bourrienne qui se trouve encore à ses côtés. Le soleil se lève, il fait beau, le ciel est clair. Bonaparte qui, tout d’abord, semblait sommeiller, se réveille et commence à parler d’abondance. Avec Bourrienne c’est une conversation à coeur ouvert : la marche des Autrichiens, le sort de l’armée de Masséna, les trop faibles effectifs de l’armée de réserve, la traversée des Alpes, autant de thèmes d’inquiétudes.
Il déjeune à Sens à onze heures et, le soir, atteint Avallon ayant franchi deux cent huit kilomètres en quinze heures. Arrivé de Gênes à l’instant, le commandant Franceschi l’attend. Il est parvenu le 28 avril à quitter en barque le port bloqué par la croisière anglaise, mais sur le point d’être pris par une corvette, a déchiré ses dépêches, s’est jeté à l’eau, son sabre entre les dents et, en cet équipage, a réussi à gagner à la nage un point de la côte occupé par Suchet. Il peut faire au Premier consul le tableau de la situation telle qu’elle se présentait neuf jours auparavant : elle est tragique. Les cinquante mille Autrichiens de Mêlas investissent Gênes défendue par quinze mille hommes affamés et qui sont devenus de véritables spectres, tandis que l’escadre de lord Keith empêche tout ravitaillement par mer.
Et Suchet ?
Il n’a qu’une poignée d’hommes et ne peut secourir Masséna. Déjà le 27 avril – veille du départ de Franceschi – on fabriquait du pain d’amidon et « des mercenaires arrachaient l’herbe poussée dans les cimetières pour la mettre au pilon avec des ossements blanchis ». Le matin, on ramassait les morts à pleins tombereaux. Cependant Masséna se refusait encore à envisager la capitulation.
Bonaparte, attristé et soucieux, se met au lit. Le 7 mai, de grand matin, il quitte Avallon. Le spectacle qu’il voit le long des routes n’est point fait pour le réconforter : des traînards appartenant à des demi-brigades devant rejoindre Dijon, faute de transports, clopinent ou sont étendus le long du chemin. À midi, il est à la préfecture de Dijon où Berthier s’efface, reprenant ses fonctions de chef d’état-major. Bonaparte passe en revue la 24 e brigade légère, les 43 e et 96 e de ligne. Le moral des troupes est médiocre.
— Es-tu bien nourri ? demande-t-il à l’un des lignards.
— Comme ça, répond l’homme en faisant la moue.
Il avance vers un vieux caporal aux cheveux déjà gris :
— Tu étais en Italie avec moi ?
— Oui. À Arcole, au pont, à côté de Belliard. Ça chauffait dur, général ; et sans toi, y a pas à dire, nous étions flambés comme des poulets.
Bonaparte se tourne vers Chambarlhac :
— Que ce brave soit nommé sergent.
Le caporal se met à crier :
— Vive Bonaparte !
Le lendemain, dès huit heures du matin, dans les prairies détrempées qui bordent l’Ouche, nouvelle revue d’une division.
— J’ai offert la paix à l’Empereur, explique-t-il aux soldats ; il ne l’a pas voulue. Il ne nous reste plus qu’à le prendre à la gorge.
Le 59 e de ligne et le 30 e de bataille manquent de baïonnettes. Les trois quarts des hommes de la 9 e légère ne portent plus leur habit bleu ciel à revers et à parements chamois, leurs gilet et pantalon blancs, ni leur chapeau à forme haute orné d’une peau d’ours et d’un panache bleu ciel et noir. Au lieu de ce pimpant
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