Bonaparte
qu’ils vont s’armer ; c’est pour la garantie de ce qu’ils ont de plus cher, c’est pour l’honneur de la France, c’est pour les intérêts sacrés de l’humanité.
Aussi décide-t-il de recourir au patriotisme des contribuables : « Le département qui, à la fin de germinal, décrète-t-il, aura payé la plus forte partie de ses contributions, sera proclamé comme ayant bien mérité de la patrie. Son nom sera donné à la principale place de Paris. »
Ce sera le département des Vosges...
Le soir peu après huit heures, dans les boutiques de la rue de l’Arbre-Sec ou de la rue Saint-Honoré – les magasins restent ouverts l’été jusqu’à la nuit – on pouvait rencontrer un jeune homme à la mode, l’un de ces jeunes gens « qui se ressemblent tous », à l’habit très court orné de boutons jaunes. Sa chemise montait très haut et, tout en rehaussant le coin de sa cravate, il demandait d’un ton affecté :
— Votre boutique me paraît bien achalandée, il doit venir beaucoup de monde ici ? Voyons, que dit-on de ce farceur de Bonaparte ?
Parfois, certaines boutiquières mettaient le jeune homme à la porte – comment osait-on parler aussi cavalièrement de celui qui était en train de sauver la France ! Le jeune homme s’éclipsait alors en riant, et semblait ravi... car c’était Bonaparte lui-même !
Le Premier consul Bonaparte souffre de son inaction alors que la guerre – une guerre dont il n’est nullement responsable car le conflit est l’héritage de la Révolution – a repris avec violence en Italie et tend à s’allumer de nouveau en Allemagne. « Je suis aujourd’hui, écrit-il le 15 mars à Moreau, une espèce de mannequin qui a perdu sa liberté et son bonheur. Les grandeurs sont belles, mais en souvenir et en imagination. J’envie votre heureux sort ; vous allez, avec des braves, faire de belles choses. Je troquerais volontiers ma pourpre consulaire pour une épaulette de chef de brigade sous vos ordres. Je souhaite fort que les circonstances me permettent de venir vous donner un coup de main. »
La situation de Moreau à la tête de cent mille hommes, échelonnés de Strasbourg à Constance, est enviable. Que ne ferait pas Bonaparte avec une telle armée ! Malheureusement la Constitution de l’an VIII ne lui permet pas de s’emparer du commandement de l’armée... Son rôle se limite à « distribuer les forces » et à en « régler la direction ». Il ne doit pas prendre l’épée lui-même. Vis-à-vis des généraux, le Premier consul se trouve dans l’obligation de négocier avec eux, sans pouvoir les commander même de loin. Et le « coup de main » dont il parle dans sa lettre à Moreau est un hameçon lancé à son ancien rival. « Il n’est pas impossible, lui avait-il encore dit, si les affaires continuent à bien marcher ici, que je ne sois des vôtres pour quelques jours. » Mais Moreau, en lisant ces lignes, fait semblant de croire qu’il se trouve dessaisi de son commandement et s’exclame :
— Je ne veux pas d’un petit Louis XIV à mon armée !
Le « petit Louis XIV » ne l’estime guère et lui rend bien son antipathie. Il méprise principalement le manque de hardiesse de Moreau.
— Un général qui passe son temps à fumer n’est pas un général, dira-t-il plus tard en parlant du commandant de l’armée du Rhin.
Mais, pour l’instant du moins, mieux vaut le calmer. Bonaparte ne tient nullement à fournir un chef aux opposants. Il était convenu que Moreau traverserait le Rhin et foncerait vers Ulm. Pendant ce temps, Bonaparte, abandonnant son rôle de « mannequin », véritablement point fait pour lui, se mettrait, au dernier moment, à la tête d’une armée de réserve concentrée à Dijon, et dont le chef serait – officiellement – Berthier, remplacé par Carnot au ministère de la Guerre. Cette armée, l’armée de Marengo – car c’est vers l’Italie que l’on s’élancerait – serait grossie du tiers de l’aile droite des forces de Moreau, les trente mille hommes de Lecourbe. Le chef des forces massées sur le Rhin devrait s’incliner – il le fera même de bonne grâce – puisque, « distribuant » les forces de la République, le Premier consul demeurait dans le cadre de ses attributions.
Avec Masséna, tout acquis à Bonaparte – il commandait l’armée française en Italie – le chef de l’État n’avait pas à prendre tant de précautions. Déjà, le 5 mars 1800, Napoléon lui avait
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