Bonaparte
mauvais meubles : j’y tiens, vous pensez ; et je vous confierai que j’ai grande peur que les soldats ne la prennent tout à fait.
Selon son habitude, Bonaparte ne cesse pas de l’interroger sur les deux vallées, il entre dans tous les détails, pose des questions sur les moyens de vivre des habitants, leurs relations, et demande si les accidents sont aussi fréquents qu’on le raconte... Après avoir dévoilé son identité, le consul fera remettre à Dorsaz une somme d’argent et la légende précisera que le guide, à la suite de la générosité du général Bonaparte, pourra enfin se marier {26} ...
Peu avant l’hospice, voici le pas de Marengou – que l’on devait bientôt transformer en pas de Marengo, comme si Bonaparte avait manqué à cet endroit précis rouler vers le précipice, alors que sa chute se fit dans le défilé de Saraire, ainsi que l’on orthographie aujourd’hui le chemin de Cherreyre. Bonaparte regarde à peine l’admirable paysage, il semble soucieux et triste, étonné de ne voir aucun courrier venir à sa rencontre de la vallée d’Aoste pour lui apporter la nouvelle de la prise du fort de Bard qui arrête toujours l’avant-garde dans sa marche vers la plaine.
Brusquement, niché au creux du col, coincé presque entre la Suisse et l’Italie, apparaît le bâtiment de l’hospice qui compte alors seulement deux étages et a été construit à l’emplacement^ et peut-être même en partie avec les restes d’un temple consacré à Jupiter. La pierre du lourd édifice paraît encore plus grise sous l’épaisse couche de neige qui en cette saison l’enserre encore de toutes parts.
Le Père Murith, en poussant sa mule, a devancé Bonaparte et, à son arrivée, lui présente les chanoines. Le consul gravit les quelques degrés qui n’ont pas été recouverts par la neige et entre dans l’hospice. Un couloir conduit, à gauche, à quelques marches débouchant à la salle d’attente où une cloche annonce les visiteurs. La pièce où l’on introduit Bonaparte est aujourd’hui le vaste salon précédant le trésor, où les chanoines reçoivent leurs invités. C’était alors le réfectoire où se trouvait une grande table en fer à cheval. Le Consul y prend place : on lui sert du pot-au-feu, des légumes secs et un ragoût. Après avoir vu la chapelle, Bonaparte visite la morgue – aujourd’hui murée – où, vision apocalyptique, les corps des voyageurs morts égarés se décharnent par le froid en une lente putréfaction—
Bonaparte demande que l’on mette une chambre à sa disposition. Elle existe toujours, cette pièce étroite et voûtée où le consul se retira avec Bourrienne {27} . Un feu de bois pétille dans la cheminée. Là, il dicte quelques ordres après avoir reçu de mauvaises nouvelles de Berthier : l’avant-garde se trouve toujours arrêtée par le fort de Bard. Bonaparte ne comprend pas. Il comprendra quelques jours plus tard lorsqu’il verra, à son tour, le fort barrer la vallée de sa lourde masse.
Est-ce dans la bibliothèque, dans cette petite pièce, qu’il lut quelques pages d’un exemplaire de Tite-Live, racontant le passage d’Annibal à travers les Alpes ? S’agit-il du bel exemplaire in 4°, publié au XVIII e siècle, que, en compagnie des chanoines, j’ai pu retrouver dans la bibliothèque de l’Hospice ? Les souvenirs du latin enseigné à Brienne étaient-ils demeurés assez vivaces chez l’arrière-cadet « la paille au nez » pour pouvoir lire Tite-Live dans le texte ?
À six heures, commence la descente. « Lorsque nous fûmes à l’extrémité du plateau, a raconté l’un des compagnons de Bonaparte, beaucoup d’entre nous s’assirent sur la neige, et se laissèrent glisser. Ceux qui passaient les premiers rendaient service à ceux qui les suivaient, parce qu’ils foulaient la neige et traçaient le chemin. Cette rapide descente nous faisait beaucoup rire : nous n’étions arrêtés que par la boue qui remplaçait la neige fondue, à environ cinq ou six cents toises. »
À la nuit, à Saint-Rhémy, hameau de quelques feux blottis entre deux pentes, Bonaparte retrouve son cheval. À neuf heures du soir, il arrive à Etroubles, bourg qui s’étage à mi-pente autour de l’église et d’un clocher carré. Pour passer la nuit, il se rend au presbytère – c’est aujourd’hui la maison de la poste, du moins telle est la tradition à Etroubles. Sa chambre est un vrai galetas. Pour fuir l’humidité, il fait
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