Bonaparte
Bonaparte confie à Réal :
— Avant de commettre une faute, il a bien et honorablement servi son pays. Je n’ai pas besoin de son sang. Dites-lui qu’il faut regarder tout ceci comme une bataille perdue. Il ne pourra rester en France. Pressentez-le sur Cayenne. Il connaît le pays. On pourrait lui faire une belle position.
Pichegru accepte avec empressement la proposition.
— Avec six millions, dit-il, et six mille nègres, on ferait de Cayenne le plus important de nos établissements coloniaux.
Comment expliquer ce qui suivit ? Réal, pour une raison que nous ignorons encore, ne revient plus au Temple durant quelque temps et le général retombe dans son découragement.
— Je vois bien que M. Réal a voulu m’amuser avec son histoire de Cayenne, dit-il au concierge de la prison.
Et c’est le drame.
Le 6 avril 1804, le gardien Poron entre, comme chaque matin, dans la cellule de Pichegru pour allumer le feu. Il est sept heures. Le prisonnier paraît dormir. Une demi-heure plus tard, comme le général sommeille toujours, Poron s’approche et découvre que Pichegru est mort. Il semble s’être étranglé lui-même avec sa cravate de soie noire dans laquelle il a passé un petit bâton « pour faire tourniquet »... À son chevet se trouve encore ouverte, à la page de la mort de Caton, un exemplaire des Pensées de Sénèque : « Non, je ne crois pas que Jupiter ait jamais rien vu de plus beau que Caton invincible... Allons, mon âme, commence l’entreprise que tu médites depuis si longtemps ! »
— Quelle fin pour le vainqueur de la Hollande ! s’exclame Bonaparte.
Comment Pichegru a-t-il eu la force de se tuer en se servant de sa cravate comme d’un garrot ? C’est la question que se pose le public. Assurément, affirment certains, le Premier consul a fait étrangler son ennemi « par ses mameluks » !
Le rapport d’autopsie le précise : « Nous avons constaté que tous les vaisseaux du cuir chevelu étaient gorgés de sang, la surface de la dure-mère injectée, que la surface intérieure du cerveau était gorgée de sang, ainsi que les deux lobes du poumon, que le cervelet n’offrait rien de particulier, que l’oesophage dans toute sa longueur était parfaitement sain, jusqu’à l’endroit du col où la strangulation s’est effectuée, pourquoi nous continuons de penser que Charles Pichegru, ex-général, s’est suicidé. »
« Il s’est suicidé. » Telle doit être également, pensons-nous, la conclusion de l’Histoire, et cela en dépit de l’invraisemblance de cette strangulation par tourniquet exécutée par l’étranglé lui-même... Bonaparte n’avait rien à gagner en faisant mourir Pichegru avant son procès, alors qu’il avait tout à perdre par son suicide... Il le dira à Réal :
— Nous avons perdu la meilleure pièce à conviction contre Moreau !
Le Consul aurait assurément gracié Pichegru, prouvant encore qu’il était déjà assez puissant pour dédaigner ses adversaires. La condamnation de Pichegru ne pouvait rien ajouter au sang déjà versé. La mort du duc d’Enghien suffisait comme exemple destiné à décourager et à désarmer le parti royaliste.
La crainte de voir disparaître le Premier consul va hâter le dénouement. Pour les Jacobins, les anciens régicides, Bonaparte a désormais versé le même sang qu’eux :
— Je suis enchanté, s’exclame le « républicain éprouvé » Curée, Bonaparte s’est fait de la Convention.
Assurément – éternelle crainte –, il n’imitera point le général Monk. On peut lui offrir la couronne à laquelle il pense depuis un an : il la gardera pour lui ! Napoléon se trouve poussé vers la monarchie, non seulement par quelques sénateurs arrivistes – tel Fontanes –, mais aussi par la force même des choses. Ainsi que le constate un agent royaliste : « Il n’a que son épée, et c’est un sceptre qui se transmet. » Un dictateur ne peut cesser d’être, si j’ose dire, viager qu’en ceignant une couronne. De tous les côtés – et surtout émanant de l’armée – parviennent des adresses aux Tuileries, demandant que le consul – les deux autres n’existent déjà plus – se fasse empereur. On voit même, nous rapporte Thibaudeau, des marins de l’escadre de Toulon exiger le prompt divorce d’avec Joséphine, afin que Bonaparte puisse se remarier et créer une dynastie. Partout, on parle de l’empire comme étant « le moyen certain de fixer la paix et la tranquillité de la
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