Byzance

n’avait plus laissé son père poser ses mains puantes sur elle. Jamais plus. Le césar continua de se caresser et comprit qu’après avoir détruit Joannès, le Pantocrator désirait qu’il détruise son père.
    — Mon neveu, je suis prêt à écouter cette histoire de complot, lança Joannès en s’allongeant dans la longue baignoire rectangulaire de marbre. Cette baignoire n’est pas assez profonde, se plaignit-il. Elle a été faite pour des hommes plus petits. Vous la trouveriez confortable.
    « Oui, mais je n’aurai pas besoin de vos appartements, mon oncle, répondit Michel dans sa rêverie silencieuse. Je dormirai sur la couche impériale. Avec ma Mère. »
    — Qui me menace ?
    — Aucun nom de conspirateur n’a été prononcé, mon oncle. Mais on connaît certains détails. Le fromage de Valachie que vous aimez tant sera empoisonné. Bien entendu, il s’agit peut-être d’une simple fable, mais ne serait-il pas prudent de votre part de vous priver de ce fromage jusqu’à ce que l’affaire soit tirée au clair ? Notre saint empire ne peut pas se permettre de perdre son serviteur le plus dévoué à cause d’un simple fromage.
    — Oui, gronda Joannès.
    Il aspergea son buste d’eau puis ouvrit le couvercle de sa boîte à savon.
    — Ce serait défier la Providence que de prendre à la légère ce genre d’avertissements, même s’ils sont fondés sur de simples ouï-dire. Vous avez fait preuve de prudence, mon neveu, qualité que je n’aurais pas songé à vous attribuer. Peut-être devrions-nous discuter de certains devoirs de l’État que nous pourrions vous confier.
    Joannès ôta le savon de la boîte et l’examina pendant un instant.
    — Cette perspective m’enchante, répondit Michel dont le cœur battait plus vite et dont les mains tremblaient sous l’eau.
    Joannès trempa le savon dans l’eau et frotta le petit pavé jaunâtre entre ses mains.
    — Ce savon est mon luxe, mon péché. Je suis certain que le Pantocrator a frappé ma peau de cet eczéma pour m’enseigner l’humilité chrétienne, mais je suis tenté au-delà de toute rédemption par les propriétés adoucissantes de cet émollient. Un chimiste habile le prépare spécialement pour moi chaque jour. On vient de me le livrer ce soir même. Je parviens à oublier tous mes soucis quand il soulage les tourments de mon mal.
    Michel en était glacé, il crut que ses dents allaient claquer. « Pourquoi continue-t-il ainsi ? Il doit savoir. Mais pourquoi fait-il mousser le savon s’il sait qu’il s’agit d’un poison mortel ? » Joannès se mit à enduire de mousse les taches violettes de son bras gauche. Puis Michel sentit ses reins se contracter. Dans un instant, il éjaculerait.
    — Oui, mon neveu, il faut se montrer extrêmement prudent dès que l’on entend prononcer le mot poison, car on est constamment assiégé par ce genre de menace, et tellement de mains maladroites, dirai-je, cherchent à imiter l’art de l’empoisonneur.
    De la glace se répandit de la nuque de Michel jusqu’au creux de son dos. Était-il trop tard pour arrêter ? Est-ce que l’ingrédient le rendrait seulement malade ? Mais s’il était au courant, pourquoi continuait-il d’enduire ses bras de mousse ? Non, cela marcherait. César, empereur, basileus, autocrator, lumière du monde, la main dans celle du Pantocrator.
    — Oui, la science des poisons, qui a une indéniable utilité sociale, a un très petit nombre de spécialistes vraiment compétents. Mais l’un d’eux m’a conseillé l’utilisation de certains paralysants fort utiles au cours des interrogatoires. Je le considère comme le seul véritable artiste dans son domaine, mais vous ne le trouveriez pas esthétiquement plaisant en lui-même. Il est d’une obésité repoussante.
    Et à cet instant, dans ces bains âgés de plusieurs siècles où des païens avaient gambadé dans les lumières chaudes des flambeaux, le Pantocrator parla à Michel Kalaphatès comme il l’avait fait sous le dôme sans limites de Sainte-Sophie : « Sauve ton âme, je demanderai au Père que tu sois pardonné. »
    — Mon oncle, mon oncle, mon oncle ! cria soudain Michel comme un animal à l’agonie.
    Il s’élança de la piscine et tomba à genoux près de la baignoire de marbre. Son dos nu tremblait.
    — Sauvez votre vie ! Par Théotokos, sauvez votre vie, ce savon est empoisonné !
    Michel saisit le pain de savon mousseux des mains de son oncle et le jeta